Une chose est d’appartenir à son époque, une autre est de la faire. Sartre ayant satisfait aux deux, on ne verra rien à redire au titre que Bernard-Henri Lévy a donné à son livre, jouant par là d’une fructueuse ambiguïté. Qui est le sujet de qui ? L’époque ou son acteur ? Le siècle a possédé Sartre qui a possédé son siècle. Beaucoup de fièvre, de passion. Quelque chose de vital : le sentiment, à tort ou à raison, qu’on s’est trouvé, avec cet homme, à l’épicentre. Pourquoi lui ? Pourquoi ce Socrate du siècle, écrivant le tison de l’homme libre à la main, aura-t-il été en même temps le serviteur du pire ? L’auteur des Mots, l’essayiste époustouflant des Situations, un capteur fabuleux de son temps, copain de Leiris, Camus, Merleau-Ponty, et puis l’homme qui en appelle au meurtre légitime de l’Européen dans la sinistre préface aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon, comme fasciné par le goût de détruire, de renier le meilleur de lui-même.
On peut vouloir oublier Sartre, on peut vouloir trancher la part d’ombre et conserver les pépites intactes. On peut aussi avoir plutôt envie de comprendre, d’entrer même à l’intérieur de cette incroyable contradiction d’un Socrate qui serait à lui-même son propre Staline : c’est ce que vient de faire Lévy. Une enquête philosophique donc. A priori l’inverse de ce à quoi lui et d’autres nous ont trop habitués depuis vingt ans, soit la justice expéditive du disciple furieux d’avoir été roué et qui se venge. Point ici de vengeance, ni de ressentiment. Une empoignade. Une empoignade qui prend son temps.
Le trublion de La Barbarie à visage humain frappe à la porte du vieux maître, il s’installe, rouvre les livres, les relit. A l’époque de La Barbarie, livre froid et clair comme une eau de lac, il s’agissait de pousser le sacrilège au-delà des frontières admissibles : non, l’Homme n’est pas forcément un avenir radieux, oui, l’Histoire est en proie au Mal et c’est une illusion de penser qu’on peut en guérir. Un jeune homme de gauche se permettait d’écrire des choses qu’un homme de droite ne se fût pas autorisé. Et c’est ainsi que Lévy fit lire Soljenitsyne au Parti socialiste : Hercule lui-même y eût regardé à deux fois.
Aujourd’hui, l’opération n’est pas de même nature. Il ne s’agit plus de provoquer une sortie hors du vieux carcan familial de gauche, mais de revenir sur les lieux de la source. D’autres figures, d’autres maîtres la cachaient, Lacan, Foucault, Althusser. Au temps de leur splendeur, Sartre était vieux, n’y voyait plus rien ; il y avait un peu de pitié dans l’air à son endroit, tandis que Beauvoir le Castor veillait en infirmière sur la débâcle. Et puis, ces dialogues talmudiques de la fin, avec Benny Lévy : Sartre parlant de la « résurrection des corps » au grand scandale de la « famille ». Plus personne n’y comprenait rien. Il mourut juste après, laissant son appartement philosophique dans le plus grand désordre. D’une certaine façon, Bernard-Henri Lévy vient de faire le ménage.
Quel Sartre se dégage-t-il d’une telle investigation ? Ceci d’abord, au départ : quelque chose comme une sorte de bon sens. C’est l’intelligence gourmande des Carnets de la drôle de guerre période de captivité, leur côté « eh parbleu » du bidasse français en molletières qui ne s’en laisse pas conter. Surtout un instinct de méfiance qui lui fait traverser Bergson, Husserl, Heidegger sans se laisser impressionner outre mesure par ces grosses cylindrées ; tenant à son « homme » existentialiste avec un petit « h » de rien du tout, opiniâtre, têtu, retors. Tellement précieux !
Un malin, un démerdard, pas follement courageux ; traversant la guerre sans perdre de vue les bonnes adresses, résistant à la noix, ne craignant même pas d’écrire dans la revue Comoedia, officiellement vichyste. O clémence de BHL ! D’autres que Sartre, sous sa plume, n’en sont pas revenus pour moins que ça. Passons. La vérité, c’est qu’il y a là, dans la tête brouillonne de ce normalien libertin et talentueux, de quoi monter une vraie philosophie de la liberté. « Pour-notre-temps », comme eût dit l’aumônier du stalag de Trèves à qui notre Jean-Paul faisait découvrir les charmes de Martin Heidegger tout en montant sa pièce de théâtre Bariona, pour le petit Noël de ses camarades prisonniers…
Mais le siècle s’en mêle tout à coup. Il jette sa nasse. Le petit homme têtu, anar, rapide comme l’éclair, épouse la grande Cause. Ce sera désormais l’Homme, la Révolution, l’Histoire. Il en remettra jusqu’aux abjectes déclarations de la « période mao », allant jusqu’à demander, ignoblement, « qu’on voie Aron tout nu ». Qu’est-ce qui a basculé ? Pour Lévy, Sartre est devenu « humaniste-progressiste » dans la douce chaleur du stalag ; il a opté pour l’Homme en groupe plutôt que pour l’ego fragile, solitaire, mais libre. Or de cet « humanisme »-là au pur totalitarisme, il n’y a plus qu’un petit pas. Et Sartre le franchit avec une allégresse furieuse.
Le crédit illimité qu’il se donne désormais de haïr et de se haïr lui-même n’ira pas, jusqu’à la fin, sans de prodigieux lapsus. La parution des Mots, en 1964, est la plus belle coupe de champagne élevée à la gloire de la littérature par un homme qui ne veut plus être l’écrivain qu’il est pourtant, plus qu’il ne pourrait l’écrire lui-même. De cela, BHL se fait le scrupuleux entomologiste ; jamais si net que lorsqu’il scrute, démêle, dénoue ; toujours pompier quand il réenfile l’habit du justificateur.
L’addition finale ? L’empoignade a bien lieu, mais curieusement à blanc. Aucun désaccord ici, si profond soit-il, qui ne prévoie, sitôt exprimé, une salle de soin ; de quoi euphémiser les coups, les transformer subtilement en autant de motifs d’excuse et d’affection. On dirait un livre écrit de l’intérieur d’une cage de verre : tout est dit, rien ne porte réellement. On demeure dans le 50-50. Tout se passe comme si Lévy craignait, comme Michel-Antoine Burnier dans son propre livre, de dire adieu à Sartre. C’est la plus sûre victoire, vingt ans après, de l’auteur de La Nausée : le quitter, ce serait perdre ce qui nous permet de tourner la page quand même. Nous sommes libres de prendre congé de lui, mais il n’est pas, justement, de geste plus sartrien que de prendre congé. Le véritable legs de Sartre est là, dans cette écharde qu’il a mise aux pieds de ses suivants : je me suis trompé, mais en me trompant, je vous apprends à être libres de cette liberté qui fut ma seule étincelle. Me renier, c’est souffler l’étincelle. Me garder n’est pas non plus une petite affaire : voyez Lévy comme il m’aime. Quel savon je pourrais lui mettre !
On ne sait pas si M. Denis Bertholet, qui publie bientôt chez Plon une biographie du grand homme, a été ou non de ses disciples. Son ouvrage fera en tout cas un pendant critique à la biographie sourcilleuse et protectrice d’Annie Cohen-Solal. M. Bertholet, un peu lent à s’ébrouer, s’anime à mesure que l’on pénètre dans les eaux de tempête. Il suit Sartre partout, de Venise à Moscou, un pli de sarcasme aux lèvres, sans quitter son établi de chronologue. On ne saurait lui en vouloir sinon de manquer un peu de passion. Mais peut-être M. Bertholet ne s’est-il pas assez trompé lui-même ?
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