Il faudrait tout relire de Sartre. Tout. Je sais que c’est peu courant pour un écrivain dont on fête le centenaire et dont une partie de l’œuvre a, par définition, eu le temps de vieillir. Et je conçois que la recommandation surprenne, venant d’un essayiste dont la thèse, il y a quatre ans, fut celle d’un duel, donc d’une contradiction, entre deux ou même trois Sartre. Mais c’est ainsi. Tout, oui, est à relire. Les textes canoniques, bien sûr. Les livres philosophiques qui, comme L’être et le néant, sont enseignés dans les écoles. Les textes libertaires et pessimistes, stendhaliens et nietzschéens, constitutifs de ce que j’appelais le « premier Sartre » et que j’aime tant. L’admirable Nausée, à mettre en regard du Voyage et de Mort à crédit, avec lesquels on constatera qu’il soutient honnêtement la comparaison. La préface à Aden Arabie, ce traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes gens en colère de tous les temps. La préface au Portrait de l’aventurier, où il pensait avoir donné une défense et illustration de l’esprit du militant alors que non ! quelle erreur ! c’est l’autre, le disciple de Malraux et de Lawrence, l’aventurier mystique et romantique, qui, par le miracle du style, l’emporte sur Hoederer. Mais voilà. Le reste aussi. Tout le reste. Les textes réputés mineurs qui, comme l’essai sur le Tintoret, enchanteront les amoureux de Venise. Les textes mal famés, comme Qu’est-ce que la littérature ? qui, contrairement à ce que, depuis cinquante ans, nous serinent les ignorants, plaide pour un engagement des écrivains mais un dégagement de leurs romans. L’anticipation, dans ses premiers essais sur Husserl, des intuitions antihumanistes des penseurs postmodernes que ma génération, ignorante, croira malin de lui opposer. Le « stade du miroir » de Lacan trente ans avant. Le sujet énergumène de Deleuze encore plus tôt. Des textes politiques qui n’avaient de sens, en principe, qu’ancrés dans la circonstance – il disait la « situation » – et qui continuent, pourtant, de nous parler de nos enjeux d’aujourd’hui. Les Situations, justement, ces textes disparates, où Sartre revendique jusqu’au vertige le droit, réclamé par son frère ennemi, son semblable désavoué, Charles Baudelaire, de se contredire, de s’en aller, de n’être jamais tout à fait raccord avec le corps de sa pensée – ces Situations qui, malgré cela, malgré cet art réglé de la palinodie et de la fuite, malgré cette volonté de « se casser les os de la tête », conservent leur cohérence, leur force. Le texte sur Castro, « Ouragan sur le sucre », politiquement terrible, mais très beau. L’essai sur Dos Passos, extraordinaire art du roman dont gagneraient à s’inspirer nombre de nos petites natures. Les chemins de la liberté. La forte trilogie, presque toujours présentée comme indigeste, lourde, rendue compacte et didactique par le souci de ses personnages conceptuels, alors que c’est l’inverse et que la part de philosophie est, au contraire, ce qui l’allège. Le dernier volume, La dernière chance, où je n’ai jamais compris par quel bizarre tour de l’esprit l’on s’obstine à voir du Dos Passos adapté, donc de l’Amérique en moins bien, alors que c’est un roman américain réussi. Le Flaubert parce que s’y invente un genre. La Critique de la raison dialectique parce que c’est la faillite la plus retentissante de l’histoire de la philosophie, et que ça aussi c’est intéressant. L’antipétainisme des Mouches. Qu’est-ce qu’un collaborateur ?, ce manifeste antifasciste qui peut valoir vade-mecum pour d’autres antitotalitarismes. Les entretiens avec Benny Lévy où Sartre est un très vieux Sartre, aveugle, presque impotent : mais quelque chose se joue, là, dans ce contact avec le Nom juif et ce quelque chose, s’il avait vécu, lui aurait permis, j’en suis sûr, de naître une nouvelle fois, de tout recommencer et de lever les hypothèques qui grevaient sa pensée depuis le début. Tout Sartre, donc. Sartre comme un tout ou comme un bloc parce qu’on peut, certes, distinguer entre deux Sartre, mais pas le saucissonner ni l’épurer. Jusqu’aux textes les moins supportables. Jusqu’à la « Réponse à Claude Lefort » où c’est Lefort qui a raison et la théorie du groupe en fusion qui commence de s’écrouler. Jusqu’aux « Communistes et la paix » (sans lesquels il n’y a pas La reine Albemarle). Jusqu’aux textes mao (sans lesquels il n’y a pas le Flaubert). Jusqu’à cet autre Sartre, le second Sartre, celui de la Critique, qui désavoue, philosophiquement, les percées géniales du premier (mais grâce auquel je soutiens aussi que l’autre, le premier, continue paradoxalement de vivre et de résister). Après, on peut attaquer. Après, on peut haïr. Après, une fois qu’on a tout pris, l’avers et le revers, les deux visages jumeaux, les deux regards qui, comme les yeux énormes de la baleine de Moby Dick, envoient leurs deux visions du monde sur les deux écrans mentaux de l’écrivain, on peut pleurer de tristesse et de rage à la lecture, par exemple, de l’oraison funèbre à Camus. Mais il faut d’abord tout prendre. Il faut considérer l’entièreté d’une aventure qui est l’une des plus folles mais aussi, parce que folle, des plus fortes et des plus fécondes de l’histoire de la pensée française. La dernière aventure philosophique moderne. La dernière tentative sérieuse de sortir de l’impasse hégélienne. Une façon de répondre du siècle, où la quantité d’erreurs commises aura été à la mesure des risques encourus, les vrais, qui sont ceux de la pensée. Sartre et son siècle. Le siècle de Sartre.


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