La France, donc, tombe des nues.

Elle n’en revient pas d’apprendre qu’elle a un ministre de la Santé qui, de sa voiture et à ses moments perdus, appelle le patron de la C.G.T.

La presse bruit depuis huit jours de cette pauvre et nauséabonde conversation qui, dit-on, fait foi du scandale et dont une feuille, la semaine passée, rendait les minutes publiques.

Et moi j’entends, j’observe, j’enregistre et je ne parviens pas, je le confesse, à ne pas trouver tout cela terriblement ennuyeux ; et bien vaine, en vérité, l’agitation alentour…

Je veux dire par là qu’il y a quelque chose d’un peu ridicule déjà à tant s’émouvoir de cette affaire. Qu’on n’y a rien vu, si l’on y songe, et si l’on songe surtout à ce qu’est réellement le P.C.F., que de terriblement ordinaire, banal, j’allais presque dire normal. Que la nouvelle, le seul scoop digne de ce nom, eût été d’apprendre, au contraire, qu’un communiste, quand il devient ministre, peut miraculeusement changer de peau, transvaluer toutes ses croyances et se muer en démocrate.

Bref, que le plus étonnant, dans cette aventure, c’est d’abord qu’on s’en étonne ; que l’on paraisse découvrir, soudain, les vérités premières de la plus élémentaire des politiques ; que l’on feigne d’avoir oublié ce que nul, depuis le 10 mai 1981, ne pouvait sérieusement ignorer ; en d’autres termes, la tartuferie généralisée qui se sera ici, et une fois de plus, révélée.

*

Mieux, et si délicat que soit l’argument, il est difficile de ne pas penser que le tapage est bien grand pour une faute relativement et comparativement aussi vénielle.

Qu’elle n’est rien, en effet, cette faute, à côté d’autres, tellement plus assassines, et qui laissent les médias, les intellectuels, les politiques, le plus souvent de marbre.

Que le scandale, le vrai, c’est le flegme avec lequel nous avons admis, au fil des mois, d’avoir, au gouvernement de la France, des hommes qui en quinze ans, ont successivement célébré la liquidation du printemps tchèque, l’écrasement du peuple afghan, ou, plus récemment, la répression brutale du mouvement démocratique polonais.

Et qu’il y a un singulier paradoxe, tout de même, à voir la presse friande d’obscures conversations privées, captées par un non moins obscur cibiste, quand elle fait si peu de cas de tant de déclarations publiques fracassantes, diffusées sur toutes les radios et toutes les télévisions d’Europe, et par quoi le parti de Jacques Ralite s’est clairement, officiellement, constamment affirmé complice de la plupart des meurtriers qui règnent sur la planète.

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Pire, et au-delà de l’anecdote, ce qui me frappe, c’est la rapidité avec laquelle se sont effacées de nos cervelles les deux ou trois choses que nous savions de l’idéal, de l’idéologie, des traditions qui pèsent sur la mémoire du P.C.F.

L’incroyable aisance avec laquelle les héritiers de Blum oublient comment, à l’heure où leurs ancêtres politiques faisaient le Front populaire, ceux de Georges Marchais inventaient, eux, un slogan promis à une certaine fortune : « Travail-Famille-Patrie ».

La colossale amnésie qui pèse sur l’ensemble de l’histoire d’un parti qui n’a cessé, tout au long de son trajet, de s’ébattre comme aucun dans les basses zones de la honte, de la veulerie ou, au moins, de la petite infamie française.

Est-il déjà si loin le temps où les responsables communistes cassaient de l’immigré au bulldozer ? Où, à Vitry et à Montigny, ils tenaient à s’affirmer comme le premier parti raciste de France ? Où, marchant sur les plates -bandes de Le Pen ou de Sidos, ils reprenaient la vieille chanson de « la France aux Français » ? Et où Pierre Mauroy lui-même, manifestement écœuré, lançait, dans un beau mouvement d’éloquence, qu’il n’y aurait jamais à Paris de « ministre de la Délation » ?

C’était il y a deux ans. C’est-à-dire il y a très longtemps. Dans une préhistoire obscure et déjà si lointaine. Au temps où notre langue politique n’était point encore tout à fait exténuée. Et où nous étions quelques-uns à nous soucier par avance de donner à ce grand parti « poujadiste », « doriotiste » ou, comme on voudra, « fascisant », le juste nom qui lui revenait.

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Tout cela est sans rapport ? Et sans rapport avec l’affaire Ralite/Krasucki ? Pas sûr.

Car il y a une logique commune qui organise, je le crains, tout cet essaim de phénomènes.

Tous, à leur façon, témoignent d’une nouvelle et fabuleuse passion de l’ignorance en ce qui concerne notre regard sur le P.C.

Chaque fois, à gauche mais aussi à droite, c’est comme un impératif catégorique qui voudrait à toute force nous contraindre à sauver le P.C., à le sauver coûte que coûte, à lui rendre son honneur.

Et toujours, au bout du compte, le même bilan « globalement positif », et ce fait massif que, discréditée il y a deux ans, la place du Colonel-Fabien retrouve peu à peu son lustre, son crédit, sa légitimité morale et sa dignité intellectuelle.

Voilà ce qui me paraît grave. Voilà ce qui me paraît impardonnable. Voilà où se trouve, à mes yeux, le scandale par excellence. Et voilà ce dont il serait temps, avant qu’il ne soit trop tard, que l’on se décide à discuter dans les médias.

*

Qu’on m’entende bien.

Je sais, évidemment, la part qu’a prise le Parti à la venue au pouvoir de la gauche.

Je ne tranche pas quant au problème de savoir si la stratégie d’« union », décidée par les socialistes il y a quelques années, était ou non la bonne.

Je veux bien, même, convenir que l’appareil communiste méritait d’être tiré de la marginalité politique où l’avait tenu un demi-siècle d’histoire.

Mais ce que je dis, c’est qu’il ne le mérite ni plus ni moins, sur le principe, et nonobstant, évidemment, le nombre de ses électeurs, que n’importe lequel de nos partis extrémistes de droite.

C’est qu’il a fallu un fabuleux abus de langage pour que l’« union » en question ait pu être dite « de gauche » quand l’un des deux contractants se situait manifestement, et de plus en plus, à l’autre bord du spectre politique.

C’est qu’il y aura quelque chose de profondément faussé et par conséquent inquiétant, dans la vision du monde des socialistes eux-mêmes, tant qu’ils ne consentiront pas à admettre que leur allié d’occasion n’est pas, n’a jamais été, et n’est pas près de devenir une puissance politique respectable.

Affaire de mots, une fois de plus. Mais des mots qui, une fois de plus aussi, pèsent leur poids d’histoire, de régressions ou de chances, peut-être, de progrès. Gare à ce que, las de nous entendre répondre que la victoire du 10 mai était au prix de ce type de quiproquo, nous ne soyons de plus en plus nombreux, un jour, à demander en retour ce que valait une victoire qui supposait tant de mensonges.


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