Je ne consacrerai ma chronique d’aujourd’hui à aucun des grands événements qui ont jalonné l’actualité de la semaine. Mais à une affaire plus mineure, apparemment plus marginale, à laquelle je me suis trouvé indirectement mêlé mais qui pourrait bien avoir, très vite, des conséquences inattendues. En un mot, il s’agit de l’Afghanistan. Plus exactement : du sort des soldats soviétiques capturés par les forces de la résistance. Plus exactement encore : des questions qu’on est en droit de se poser quant au rôle que joue, dans cette partie, cette vieille et vénérable institution qu’est la Croix-Rouge internationale. Pour être tout à fait précis : d’une histoire complexe, confuse, extraordinairement obscure et ténébreuse, dont il n’est pas interdit pourtant, à l’instar des modèles classiques, de résumer l’intrigue en cinq actes et autant de tableaux.
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Premier acte. La scène se passe à Peshawar, entre le Pakistan et l’Afghanistan, à la fin de l’été 1981. Nous sommes venus, Marek Halter, Renzo Rosselini et moi- même, livrer aux mouvements de résistance les premiers émetteurs de Radio-Kaboul libre. L’essentiel de notre mission, d’un côté comme de l’autre de la frontière, s’est passé, grâce au ciel, sans la moindre anicroche. Mais les difficultés commencent quand il s’agit de savoir que faire des cassettes enregistrées en russe par les dissidents Maximov, Boukovski ou Grigorenko, et que nous avons, elles aussi, apportées avec nous de Paris. Pouvons-nous diffuser des émissions de ce type vers le corps expéditionnaire soviétique ? Et est-il moralement pensable de lancer ce qu’il faut bien appeler des appels à la désertion alors que nul ne sait le sort que réserveraient les moudjahidine aux déserteurs éventuels ? Le problème n’est plus technique mais moral. Et nous ne voyons pas bien, à nous seuls, le moyen de le résoudre.
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Deuxième acte. Nous en sommes là de nos réflexions quand un représentant local de la Croix-Rouge prend contact avec nous. Contact discret, bien sûr. Suivi d’un rendez-vous également discret. Où nous sommes informés d’un projet qui est, lui, carrément ultra-secret. En gros, il s’agit de mettre au point un dispositif triangulaire permettant de sauver la peau des soldats de l’Armée rouge faits prisonniers dans les maquis. La Croix-Rouge, nous dit notre interlocuteur, se charge d’assurer les sauf-conduits. Plusieurs pays neutres, dont la Suisse et le Liechtenstein, pourraient être disposés à accueillir ces prisonniers. Ils devraient s’y voir garantir, pendant toute la durée des hostilités, un statut tout à fait classique de prisonniers de guerre. Et il ne reste, à ce jour, qu’à obtenir l’accord des deux parties qui, il est vrai, sont le plus directement concernées. Nous nous chargeons, explique-t-il, de convaincre les Russes. Nous vous demandons de nous aider, de votre côté, à persuader les Afghans. Et tant mieux pour vous si, par la suite, vous vous sentez plus à l’aise pour émettre vos programmes de démoralisation destinés au corps de troupe soviétique.
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Troisième acte. Évidemment, nous acceptons. Et nous nous mettons aussitôt à l’ouvrage. A Peshawar d’abord, où nous voyons les unes après les autres les organisations de résistance ; et où nous tâchons de leur faire valoir les mérites d’un accord qui, au-delà même de ses aspects humanitaires, vaudrait reconnaissance par l’URSS de l’état de guerre dans la région. A l’intérieur de l’Afghanistan ensuite où un membre de notre comité parvient à rencontrer un certain nombre de prisonniers ; à les interviewer pour le compte de la CBS-News américaine ; et à dialoguer directement, surtout, avec les guérilleros responsables de leur capture. Avons-nous été écoutés ? Et avons-nous si peu que ce soit pesé dans la balance ? Toujours est-il que quelques semaines passent. Et qu’un beau matin, comme dans le plus mauvais roman policier de série B, un camion soviétique arrive tous feux éteints à la frontière pakistanaise ; qu’il a à son bord des jeunes gens hébétés et incertains de ce qui leur arrive ; qu’on les remet sans un mot entre les mains d’un groupe d’hommes également silencieux et venu, lui, de Genève ; et que, ce matin-là donc, 28 mai 1982, le premier convoi de rescapés de la sale guerre d’Afghanistan prend discrètement le chemin, sinon de la liberté, du moins des plus clémentes prisons du canton de Berne, en Suisse.
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Quatrième acte. Que se passe-t-il à Berne ? Faut-il accorder foi aux folles rumeurs qui nous en reviennent ? Comment interpréter le fait que les soldats Povarnitsine, Didenko, Sintschuk, Zapodnikov et Malikovitch soient, depuis quelques mois, littéralement mis au secret ? Est-il normal qu’aucun des journalistes étrangers venus les rencontrer n’ait pu parvenir jusqu’à eux ? Et est-il exact enfin, comme le murmure avec insistance la presse genevoise, que la Croix-Rouge ait signé un accord occulte avec le Kremlin aux termes duquel, en échange d’un droit de visite dans les prisons de Kaboul, elle s’engagerait à rapatrier les malheureux au bout de deux ans seulement ? Ce rapatriement, s’il se faisait, signifierait pour les intéressés un visa immédiat vers la déportation. Pour celui d’entre eux — Povarnitsine — qui a tenu des propos violemment antisoviétiques dans l’interview diffusée par CBS, cela équivaudrait à une pure et simple condamnation à mort. Or l’émissaire que nous dépêchons à Genève pour obtenir quelques éclaircissements ne recueille que des explications oiseuses ; et, lorsque Winston Churchill, le représentant de notre comité en Angleterre, s’inquiète à son tour de ces rumeurs, ses lettres restent, elles aussi, quasiment sans réponse. Pourquoi ?
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Cinquième acte. Estimant que nos accords de Peshawar se trouvent en toute hypothèse rompus, nous nous sentons déliés de notre engagement de silence. Et, conscients du poids, de l’extrême gravité de ce geste, nous décidons, Marek Halter à la télévision suisse et moi dans ces colonnes, de parler. Pour dire quoi ? Primo, que nous voulons des informations précises et concrètes sur la situation de cinq hommes dont, à tort ou à raison, nous nous sentons un peu responsables. Secundo, qu’en notre nom ou en celui de juristes ou de médecins incontestés, nous sollicitons auprès des autorités compétentes un droit de visite officiel dont une prison d’un pays libre ne saurait en aucun cas refuser le principe. Tertio, que ce droit de visite n’ayant été accordé, pour l’heure, qu’à des fonctionnaires mandatés par l’ambassade d’Union soviétique, il nous paraît y avoir là un cas flagrant de violation de l’article 13, titre 2, de la convention relative au traitement des prisonniers de guerre, interdisant toute forme d’intimidation desdits prisonniers. Quarto, que nous attendons anxieusement que l’on nous dise, aussi clairement et distinctement qu’il est possible, si Povarnitsine et ses amis pourront bénéficier, le moment venu, des traités internationaux codifiant le droit d’asile ou si les convois sont déjà prêts, qui, aux jour et heure prescrits, doivent les mener vers l’échafaud… La question qui se pose et que, de fait, nous posons est de savoir si, autrement dit, la Croix-Rouge est toujours réellement la grande institution humanitaire dans la légende de laquelle nous avons tous été entretenus. Ou si elle est devenue capable, elle aussi, comme le plus vulgaire des appareils étatiques ou policiers, d’immoler ses grands principes sur l’autel d’une logique qui est celle, tout simplement, de la realpolitik planétaire.
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L’enjeu paraît mineur ? Et dérisoire le destin de ces cinq soldats perdus dans les douces montagnes suisses ? C’est sur des destins dérisoires de ce type que se joue parfois, on le sait mal, l’éthique d’une époque. Et pour les apôtres authentiques de la cause des droits et des hommes, le sort de cinq individus en détresse est déjà, à soi seul, la plus formidable des défaillances dans l’ordre réglé des choses. J’ajoute que je préférerais pour ma part ne pas avoir à attendre que les cinq soient devenus dix, vingt, cent, mille peut-être, pour commencer d’être fixé sur la seule énigme qui, présentement, m’importe : les démocraties occidentales sont-elles à la botte de Brejnev et des princes totalitaires ou décidées, parfois, sur des cas symboliques de cette espèce, à dire hautement et solennellement non ?
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