Si le procès Papon doit être celui d’un homme ou d’un système ? D’un homme, bien sûr, lorsqu’on est juge (et l’on a raison de rappeler, dans ce cas, que les prétoires ne sont pas faits pour administrer des leçons d’histoire). D’un système, bien sûr aussi, quand on est simple citoyen (et, alors, c’est le contraire ; il faut laisser l’accusé face à ses juges ; il faut s’interdire d’apprécier, à leur place, un crime que des années d’instruction ont permis de cerner – il faut, sauf à céder à la tentation du lynchage, se désintéresser du cas Papon pour ne considérer que la leçon de mémoire dont il devient prétexte).
Si c’est, justement, l’affaire des citoyens ? s’il est normal de voir un procès quitter ainsi le prétoire pour descendre dans la rue ? Il y a deux procès, en vérité. Le premier se joue au tribunal : il y est question d’un homme, de sa conscience, de sa participation au crime ou des circonstances qui, éventuellement, l’atténueront – et ce n’est, en effet, pas notre affaire. Le second a pour théâtre la mémoire de chacun d’entre nous, son histoire personnelle ou familiale, l’image qu’il se donne du bien ou du mal, de l’héroïsme, de l’infamie – et on voit mal au nom de quel terrorisme on nous interdirait de réfléchir à cela. La sérénité des juges ? C’est s’en faire une bien piètre idée que de l’imaginer impressionnée, intimidée, par l’écho de cet examen de conscience national.
Si nous nous complaisons dans cet examen ? s’il entre une part d’« autoflagellation » dans la façon qu’ont certains – Église, syndicats de policiers – de « demander pardon » ? Étrange argument, à nouveau. C’est une belle chose de demander pardon. C’est l’un des gestes les plus nobles. Et c’est aussi, par parenthèse, l’un des plus féconds pour une société civilisée. Rêvons – ce n’est qu’un exemple… – d’une police « se repentant » avant le début des années 60 : peut-être la France faisait-elle l’économie de l’autre massacre ; peut-être n’aurions-nous pas à porter aussi le deuil des deux cents ou trois cents Algériens jetés à la Seine, le 17 octobre 1961, sur ordre d’un préfet qui s’appelait, encore, Maurice Papon.
Si, en rappelant cet autre massacre, on n’est pas en train de « banaliser » ce qu’eut d’unique la Shoah ? C’est, évidemment, le risque. Mais il y a le risque inverse : maintenir ce crime unique dans une extraterritorialité historique qui rendrait inutile son souvenir. Le cas Papon est, de ce point de vue, exemplaire. Il permet de faire précisément le lien entre deux types de forfaits qu’il s’agit, non de confondre, mais de tenter de penser ensemble. Il fait du crime contre l’humanité, non plus un crime sacré, presque abstrait, mais une mesure de l’inhumain. Et c’est un vrai progrès, derechef, de la conscience démocratique.
Si l’on ne risque pas aussi, en exhumant de tels épisodes, de ternir la mémoire du gaullisme ? Oui, bien sûr. Mais c’est, pour le coup, quasi vital pour un pays adulte. De Gaulle était un grand homme, pas un dieu. La République qu’il instaura était un régime, pas un paradis. Et il serait pour le moins absurde de nier que ce régime ait eu, comme tous les régimes, sa part d’ombre ou même ses crimes d’État. M. Séguin veut relever les « ruines » de son parti ? Tant mieux. Mais il devrait se souvenir qu’on ne bâtit pas sur le vent, ni sur les trous d’une mémoire trafiquée – il devrait savoir que le « devoir d’inventaire » est, pour toutes les familles, un gage de santé quand ce n’est pas (cf. les socialistes) de reconquête idéologique et politique.
Si ce remue-ménage médiatique ne va pas, de surcroît, « salir » la Résistance ? La salir, bien sûr que non. La complexifier, l’historiciser, l’arracher au seul univers de la légende dorée, probablement oui – et, une nouvelle fois, tant mieux. Ce serait se faire une idée bien médiocre et, pour le coup, bien « masochiste » des Français que de les juger trop sots, ou trop vulnérables, pour regarder en face l’histoire vraie de la France libre : ces hommes de chair et de sang, humbles et glorieux, faillibles et immenses, qui dans la brume et la tourmente, le chaos et, parfois, l’ambiguïté, sauvèrent l’honneur.
Si la France, enfin, est ou non « comptable » de Vichy ? C’est le président de la République qui, en l’occurrence, avait raison dans sa déclaration solennelle d’il y a deux ans – et l’on est atterré de voir l’étrange acharnement avec lequel la classe politique semble, de Séguin à Jospin, vouloir effacer ces mots, ce geste. Que la majorité du pays se soit, en 1940, résignée ou ralliée à Vichy, c’est une évidence. Qu’un gouvernement français ait, jusqu’en 1942 et au-delà, non pas suivi, mais anticipé les exigences allemandes les plus odieuses est une autre évidence. L’admettre n’est pas « oublier » la Résistance. C’est lui rendre, au contraire, sa vraie grandeur : celle de héros d’autant plus admirables qu’ils furent, d’abord, une poignée – et ne devinrent qu’au fil des ans l’irrésistible armée des ombres.
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