Je ne suis pas (encore) sur le terrain et n’ai pas plus d’informations qu’un autre sur ce début de contre-offensive ukrainienne.

Mais je veux revenir sur l’épisode qui a immédiatement précédé : l’explosion du barrage hydroélectrique de Kakhovka, près de Kherson, et la façon dont on y a, en Europe, réagi.

En vérité, ce fut dégueulasse.

Dégueulasse fut de se demander, à longueur de colonnes et d’antennes, « à qui profitait le crime ».

Dégueulasse de répéter en boucle, en prenant garde de ne surtout pas prendre parti, que les deux camps « se renvoient mutuellement la responsabilité » du crime.

Dégueulasse, pour les Nations unies qui n’en étaient, il est vrai, pas à une infamie près, de se contenter d’« observer » que la « catastrophe » était la « conséquence » (ah la perfidie, la vilenie, la cautèle, de ce « la conséquence ») de l’invasion.

Bref, dégueulasse fut de laisser entendre, sur tous les tons de la langue de bois propre aux Norpois qui n’ont cessé, depuis Proust, de peupler les chancelleries, qu’on ne savait pas tout ; que la situation n’était pas claire ; et que les Ukrainiens auraient fort bien pu provoquer cette explosion semant la désolation dans la partie sud de leur pays.

On nous avait déjà fait le coup, à Sarajevo, quand d’aucuns « établissaient » que les deux obus de mortiers serbes tuant, en 1994, puis 1995, sur le marché de Markalé, 105 Bosniaques avaient été tirés par les Bosniaques eux-mêmes.

On nous avait infligé la même saloperie, au moment du génocide au Rwanda, avec le négationnisme en temps réel de ceux qui allaient partout répétant que les Tutsis sournois avaient trop provoqué les Hutus pour n’être pas en partie responsables de leur propre massacre.

Sans parler de ce grand classique qu’est, dans l’histoire des persécutions antijuives, la réversion des rôles, la transformation des bourreaux en victimes et l’imputation aux vraies victimes de la responsabilité de leur martyre.

Quelques voix dissonantes se firent entendre, telle celle de Greta Thunberg trouvant les justes mots pour tonner que la Russie, et la Russie seule, devait rendre compte de ce crime.

Mais, pour l’essentiel, ce furent les habituels « experts » pérorant, pour les plus informés d’entre eux, que les Lancaster de la RAF ont bien, en 1943, largué des bombes Upkeep sur les barrages de la Ruhr ; qu’il fut bien question, alors, pour hâter la fin de la guerre, d’inonder une Allemagne qui ne se décidait pas à déclarer forfait ; et que les guerres ont leurs raisons que la raison n’a pas…

Le problème c’est que tout cela était non seulement dégueulasse, mais idiot.

Ce n’est pas la Russie qui, en la circonstance, est inondée ; c’est l’Ukraine.

Dès lors que deviennent impraticables les routes où s’apprêtaient à passer les Leopard ukrainiens du secteur Sud, ce n’est pas la paix que l’on hâte, mais la contre-offensive que l’on enraye et la guerre que l’on prolonge.

Et il n’y a pas une realpolitik au monde qui puisse, je ne dis même pas justifier, mais expliquer que l’Ukraine, sur le point d’avancer vers la péninsule de Kinbourn, puis la Crimée, se soit ainsi tiré une balle dans le pied.

J’ajoute que, comme en août 2022, quand 53 prisonniers d’Azovstal périrent dans une explosion dont j’ai montré, ici même, qu’elle n’avait pu être déclenchée que de l’intérieur de la prison d’Olenivka, tout le monde sait qu’aucun missile tiré de l’extérieur du barrage n’aurait eu la puissance de provoquer sa destruction.

J’ajoute que les télévisions d’État russes ne se sont pas gênées, comme on peut le voir sur les chaînes Telegram relayées par la fondatrice américano-ukrainienne du Russia Media Monitor, Julia Davis, pour se féliciter du brio de l’opération et inviter à la dupliquer en visant, cette fois, le barrage géant de Kyiv.

Et j’ajoute enfin que les artificiers russes n’en étaient pas à leur coup d’essai et qu’il existe un rapport, établi par le très sérieux Centre for Investigative Journalism (CIJ), qui dresse l’inventaire des villages où ils se sont, dans les semaines précédentes, en quelque sorte fait la main.

Tokmak, Berdiansk, Udarnyk, Hrushivka, Pryazovske, Yakymivka, Chornozemne, Peremozhne, Viazivka, Petrivka… Le scénario est chaque fois le même. On remplit à ras bord les réservoirs. On les construit parfois exprès. Et on les fait exploser au bord d’une route stratégique. Sans parler (j’étais là, en tournage de Slava Ukraini) des méga-tankers de Kryvyï Rih dont les eaux manquèrent, le 14 septembre dernier, noyer la ville natale de Zelensky.

Hitler décrète, le 19 mars 1945, l’opération Terre brûlée.

Poutine, quatre-vingts ans plus tard, invente ce que le quotidien Libération a nommé la stratégie de la terre inondée.

On regrette d’avoir à entrer dans ces détails.

Mais l’Histoire va si vite que l’on risque d’en zapper des épisodes essentiels.

En la circonstance, ce serait une erreur tragique.

D’abord parce que le désastre de Kakhovka restera, quoi qu’il arrive, comme l’un des grands écocides de l’Histoire contemporaine.

Mais aussi parce que la preuve est faite que Poutine, acculé, à la tête d’une armée morte, est prêt à tout pour reculer l’heure de la débâcle.

Il y aura d’autres Kakhovka.

Et il faut, pour que ce cauchemar finisse, d’autres canons, d’autres avions, d’autres munitions pour l’Ukraine.


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