Le monde serait plus simple.

Il aurait moins peur de son ombre.

Francis Fukuyama l’aurait, dans le débat intellectuel, emporté sur Huntington et sa théorie de la fin de l’Histoire, sur celle de la guerre des civilisations.

La semaine aurait sept dimanches.

L’Occident jouirait toujours du délicieux sentiment, surgi à la fin du communisme, de vivre sans ennemi.

Kerry serait président des États-Unis.

Il y aurait moins d’objection à voir Ségolène Royal gouverner la France comme elle gouverne le Poitou-Charentes.

Daniel Pearl serait vivant.

Le commandant Massoud aussi, dont on sait que l’assassinat, deux jours plus tôt, fut le prélude à l’événement.

On arriverait dans les aéroports à la dernière minute.

Les gens ne vous regarderaient pas de travers, dans le métro, quand vous êtes basané.

On attendrait Godot.

Castro serait toujours le diable.

Les grandes consciences altermondialistes seraient, en ce moment même, à son chevet et les néoconservateurs américains feindraient de s’en offusquer.

Le monde vivrait, en un mot, dans l’euphorie prolongée de l’an 2000 et de sa nouvelle, et dernière, Belle Époque.

L’économie mondiale se porterait bien.

Les arbres boursiers monteraient au ciel.

Le baril de Brent – qui passe, par les temps qui courent, pour l’indicateur infaillible du moral des terriens – vaudrait à peine 20 dollars.

Ou bien non. Le contraire. La croissance mondiale étant plus forte, les échanges commerciaux plus intenses et plus fluides, peut-être vaudrait-il 100 dollars. Mais ce serait signe, non de mauvaise, mais de bonne santé pour le village global. Mais ce serait preuve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Les Talibans seraient toujours à Kaboul.

Le 11 septembre n’ayant pas existé, George W. Bush serait resté l’isolationniste jeffersonien qu’il était au début de son premier mandat et n’aurait jamais, au grand jamais, nourri le projet d’aller libérer les femmes afghanes.

Et quant à Saddam Hussein, alias le Hitler mésopotamien, il aurait proposé à l’Amérique un bel et bon accord assurant son approvisionnement en pétrole pendant les vingt prochaines années et, les hamiltoniens du Pentagone l’emportant sur les wilsoniens du Département d’Etat, l’Amérique aurait accepté l’offre et se serait gardée de lui gâcher sa fin de règne (on peut même parier que, dans un monde sans 11 septembre mais où Hollywood garderait, comme il se doit, la haute main sur le sens à donner à la comédie humaine, c’est à lui, Méchant Saddam, qu’Oliver Stone, en panne de sujet, aurait fait les honneurs de son dernier film).

Seulement voilà.

Ils auraient l’air, les Talibans et Saddam, de résidus des âges anciens.

Al-Qaeda elle-même – qui existait avant le 11 septembre et qui continuerait donc, forcément, d’exister après – serait une, parmi d’autres, des organisations qui, de l’Égypte aux Philippines, terrorisent le monde musulman.

Ben Laden serait un agent de la CIA, instrumentalisé contre les chiites.

Nasrallah serait un pion dans sa stratégie antisunnite. Non, d’ailleurs.

Outre que la CIA se serait peut-être recyclée, faute de combattants, dans le tout-humanitaire, le plus probable est que Nasrallah lui-même n’aurait pas émergé du tout de la confuse mêlée où sont les chefs djihadistes.

Mieux : les États-Unis n’étant pas intervenus en Irak et n’ayant pas fait la preuve, en Irak, que le roi étasunien était nu, le plus certain est que l’Iran ne volerait pas, comme il le fait, de provocation en provocation et que l’Iranosaure Nasrallah ne jouirait, par conséquent, que d’une existence infime, obscure et du premier genre.

Le fond de l’air serait moins vert.

Les musulmans modérés feraient jeu égal avec les extrémistes.

Au Caire et à Karachi, l’on verrait mille fois moins de portraits de « martyrs » sur les tee-shirts et les écrans des téléphones portables.

Gaza n’aurait pas voté Hamas.

L’Etat palestinien, affranchi de ses mauvais bergers sortirait enfin des limbes.

Et, la paix israélo-arabe venant à l’ordre du jour, le monde aurait des yeux pour enfin voir les morts sans visage des autres guerres qui endeuillent la planète – par exemple le Darfour.

Il resterait la Corée du Nord ?

La Chine qui s’est réveillée et qui ferait trembler le monde ?

Oui, d’accord.

La nature politique ayant, comme l’autre, horreur du vide, le bras de fer avec la Chine tiendrait peut-être lieu, en effet, d’affrontement avec l’islamisme.

Sauf que la Chine n’est pas l’islamisme.

Et qu’une nouvelle guerre froide n’aurait rien de comparable avec cette guerre nouvelle et chaude dans laquelle le 11 septembre nous a tous précipités.

Car le 11 septembre a bien eu lieu.

On a même toutes les raisons de supposer qu’il devait (sinon à New York en 2001, du moins à Londres, à Madrid, à Paris…) d’une manière ou d’une autre trouver son lieu.

En sorte que ce qui précède est, hélas, fantaisie.