Je ne recommencerais pas par la culture.
Toujours commencer par ce que l’Europe, pour bien faire, doit s’employer à ne pas être.
Une nation de plus, par exemple.
Une nation supplémentaire et au carré.
Une sorte de grosse nation s’ajoutant aux petites, les coiffant ou les remplaçant, et se contentant d’en reproduire, au niveau et à l’exposant supérieurs, les traits, les tares ou les méfaits.
Vouloir et faire l’Europe, c’est rompre avec cela.
Se vouloir, se sentir européen, c’est un sentiment d’une nature qui n’a plus rien à voir, soudain, avec ce qui s’éprouve dans les appartenances nationales traditionnelles.
A quoi bon l’Europe si c’est pour accoucher d’un sentiment national plus vaste, plus moderne, mais de même nature que l’autre et qui aurait pour seul avantage d’être mieux adapté aux exigences ou circonstances de la conjoncture et de l’époque ?
A quoi bon l’effort de se vivre, non plus « Français », mais « Européen d’origine française » (ou allemande, ou anglaise, ou italienne, ou luxembourgeoise, peu importe) si ce n’est pour en finir avec le schème, le modèle, le mode de penser, national en tant que tel ?
Exemple, le patriotisme. Je connais le patriotisme français (ou allemand, ou anglais, ou italien, ou luxembourgeois, peu importe). Je ne connais pas (ni ne veux connaître, car ce serait l’échec même du projet) de patriotisme européen. Ou alors, oui. Mais homonyme. Le même nom, si l’on y tient, mais pour une réalité différente. Un patriotisme, à l’extrême rigueur, mais « constitutionnel » au sens de Dolf Sternberger, puis de Jürgen Habermas et, avant eux, de Julien Benda dans son Discours à la nation européenne. Être européen, c’est inventer cette idée neuve qu’est, en Europe, l’amour, non d’une terre, mais d’un texte ; non d’un terroir, mais d’une loi ; non d’une racine ou, pire, d’une race – mais d’un ciel de principes et idées mis en commun. Je suis européen pour en finir avec le schème national et nationaliste.
Exemple, l’identité. Un peuple a une identité. Il croit, à tout le moins, qu’il en a une. Et c’est même là l’essentiel de sa passion, à la lettre de sa religion, communautaire et des délires qui vont avec. L’Europe, elle, n’en a pas. Et si elle en a, ou croit en avoir, une, il faut la décevoir, tordre le cou à sa croyance et, au sens strict, la désidentifier. Unifier l’Europe ? L’union, en Europe comme ailleurs, ferait la force ? Oui et non. Pas forcément vrai, justement, dans le cas précis. Et certainement pas, en tout cas, une unité conçue sur le mode de cette fusion, de ce mauvais Universel fonctionnant comme un rouleau compresseur arasant les singularités, liquidant les noms distincts de chacun, rassemblant le divers du monde européen sous le drapeau commun d’une somme d’autant mieux partagée qu’elle serait vaine et sans contenu. Il y a un texte de David Hume, paru en 1742, intitulé De la naissance et du progrès des arts et des sciences et qui dit très explicitement cela. D’un côté la Chine, explique-t-il, qui est un vaste empire, doté d’une langue unique, de lois partout identiques et d’une même façon de vivre. De l’autre l’Europe avec ses peuples, ses us et coutumes, ses lois, irréductiblement, jalousement, définitivement, divers et singuliers. Eh bien c’est en Europe, observe Hume, qu’est le progrès. C’est en Europe, insiste Hume, qu’est l’invention. Car c’est l’Europe, et l’Europe seule, qui invente ce miracle qu’est une communauté fédérant des diversités irréductibles. On l’appellera, cette communauté, « inavouée », ou « imaginaire », ou « paradoxale ». On donnera, selon le goût ou la philosophie de chacun, le nom que l’on voudra à son intranquillité constitutive. Reste qu’elle n’est pas identitaire. Reste qu’elle n’a plus son principe dans les philosophies du même ou du propre. Être européen c’est avoir conscience d’un rassemblement énigmatique où ce qui distingue reste aussi vif que ce qui relie.
Exemple, encore : la frontière. Toutes les communautés humaines ont une frontière. Toutes sont des touts dotés d’une limite qui, à la lettre, les constitue. Fait exception l’Europe. Seule elle, l’Europe, échappe à cette fatalité frontalière des rassemblements d’hommes et de femmes que nous avons connus, dans l’Histoire, avant l’Europe. Et elle y échappe forcément, par principe et définition, pour la raison même que je viens de dire – dès lors qu’elle est cette communauté inavouée, inorganique, insubstantielle, dès lors qu’elle a sa source dans les têtes davantage que sous les souliers, dès lors qu’elle est cette communauté a-communautaire, athée, incrédule quant à ce qui, d’habitude, sanctifie les communautés et leur donne un sens, elle ne peut qu’être étrangère à la langue de la frontière… Pas de patrie, pas de frontière. Pas d’identité, pas de démarcation ni de lisière. Est européen quiconque se reconnaît dans une certaine conception du vivre-ensemble, du droit, des limites du théologico-politique, de la laïcité, de la tolérance ? Eh bien impossible, dans ce cas, de tracer la ligne en question. Impossible, une fois pour toutes, de dire qui est dedans et qui dehors. Impossible, pour cette Europe devenue région de l’Être avant que région du monde et de la planète, de venir dire : « ici est ma borne ; ici ce qui me limite et, du coup, contient mon continent. » Les Grecs le savaient. Les inventeurs – grecs – du mot ne racontaient rien d’autre quand ils donnaient le nom d’Europe à une déesse et que, de cette déesse, ils faisaient le symbole, non d’une terre, mais d’un passage, presque d’une transgression et, en tout cas, de la traversée d’une mer joignant une terre à une autre terre. Et c’est la raison pour laquelle, par parenthèse, il ne peut y avoir d’objection de principe à l’entrée d’une Turquie qui s’affirmerait fidèle aux principes fondateurs de l’âme européenne : qu’Istanbul se mette en règle avec les Droits de l’homme, qu’elle se mette au clair avec sa mémoire génocidaire, qu’elle donne un coup d’arrêt réel à la marée noire de l’antisémitisme qui revient – et l’Europe n’aura, sauf à se renier, aucune raison de l’exclure de son espace métaphysique et, partant, physique.
Je résume. Si l’Europe n’est pas une patrie, si elle n’a pas plus de frontière qu’elle n’a d’identité, c’est qu’elle est un objet politique. Un objet étrange, certes. Un objet nouveau, inconnu dans les bestiaires et les traités. Un objet politique non identifié, au sens strict une chimère, qu’il nous appartient, naturellement, de construire. Mais un objet politique, c’est certain. A opposer à ce « projet de civilisation », vaseux et souvent douteux, dont nous saoulent les mauvais Européens. Si c’était à refaire, je ne recommencerais certainement pas par la culture.
Réseaux sociaux officiels