Bernard-Henri Lévy aime cultiver les personnages de tragédie. Comme ses héros. Allez donc le faire sourire lorsque vous le prenez en photo… Lui qui sait être affable, exhibe alors sa mine sombre. Comme pour nous imprégner de cette vision pessimiste de la vie qui suinte de son œuvre.

Jeunes philosophe brillant, gâté par la nature et les médias, BHL, comme on l’appelle dans le Paris littéraire, a connu tôt les succès et les honneurs. Il a mis à mal, en 1977, les idéologies (dont le marxisme), à la tête de ceux que l’on a appelé les nouveaux philosophes. Ses livres sont chaque fois un événement. Après cinq essais, il a écrit deux romans. Le dernier est cité pour le prochain Goncourt.

JEAN-CLAUDE ESCAFFIT : Vous venez d’écrire votre deuxième roman. Le philosophe est-il mort ou a-t-il trouvé une autre manière d’exprimer sa pensée ?

BERNARD-HENRI LÉVY : L’exercice du roman n’est pas un exercice gratuit. Ce n’est pas seulement raconter des histoires. Que ce soit Le Diable en tête ou Les Derniers jours de Charles Baudelaire, mes romans recèlent de vraies intrigues. Mais il y passe aussi quelque chose qui, je l’espère, ressemble à de la pensée.

Ce ne sont pourtant pas des romans philosophiques ?

Non, car les morceaux « d’essais » ne sont pas plaqués sur l’intrigue. Ils sont enchâssés dans la trame romanesque.

Pourquoi avez-vous fait ce roman sur Baudelaire ?

Baudelaire m’a permis de fabriquer une histoire. De mettre en scène des personnages. Mais c’est surtout un prétexte à méditer sur des questions qui me tiennent à cœur depuis longtemps. Elles touchent à la spiritualité, la métaphysique, à l’esthétique et à la littérature.

Mais qu’est-ce qui vous fascine chez Baudelaire ?

Ses derniers jours. Ce livre fonctionne un peu comme une tragédie avec un lieu clos – l’hôtel du Grand-Miroir – un temps limité – trente et un jours – et une action circonscrite – ce qui se passe dans la tête d’un homme au moment de mourir. C’est une des agonies les plus romanesques de l’histoire de la littérature.

Baudelaire, c’est le poète de « L’Albatros ». Cet oiseau cloué au sol qui pense à l’infini ?

Peut-être. Mais pas seulement. J’ai voulu, avec ce livre, rompre avec un certain nombre de lieux communs baudelairiens : le Baudelaire romantique ou maudit. Le Baudelaire auquel je m’intéresse, c’est le Baudelaire catholique qui avait horreur de l’emphase, de l’esprit romantiques.

C’est le Baudelaire obsédé par le mal…

Oui. C’est l’un des rarissimes écrivains de son siècle à croire à l’éternité du mal, à résister aux idéologies de son époque qui prônaient l’optimisme historique. Il a compris qu’il y avait dans cette tentation béate un péril qui pouvait se payer dans l’horreur et la pire des barbaries.

C’est ce qui vous rend proche de lui ?

Sûrement. J’ai passé mon temps, de La Barbarie à visage humain, au Diable en tête, en passant par le Testament de Dieu, à insister sur cette nécessité de penser la radicalité du mal et de ne pas céder à la tentation de la réduire à une simple maladie. Attention aux médecins du genre humain ! Attention aux guérisseurs politiques ! Ils conduisent aux totalitarismes. Car, en voulant extirper le mal du corps social, ils engendrent des boucs émissaires : ce sont les juifs allemands, les catholiques polonais…

Le mal, pour vous, est l’essence même de l’homme.

Bien sûr. Ce qui nous fait homme, c’est le péché originel, c’est la chute.

Vous avez une vision tragique du monde.

Je suis judéo-chrétien.

Oui, mais le juif ou le chrétien croit, chacun à sa manière, au salut. Ils ont une espérance.

C’est vrai, je ne crois pas au salut… Comme Baudelaire d’ailleurs, qui était pourtant obstinément catholique. Son Christ n’est pas un Christ consolateur, mais tragique. Moi, je suis juif. Ce qui caractérise le Messie juif, pour moi, c’est qu’il est sans visage, sans nom et sans date d’avènement. L’Histoire n’a pas de sens. Je crois qu’aucune providence ne la guide. Le XXe siècle nous a donné quelques preuves de ce caractère chaotique de l’Histoire.

Pour vous, la vie est donc absurde ?

Non la vie n’est pas absurde, car il appartient aux hommes de donner un peu de sens à un monde n’en a guère. Je crois à un certain nombre de valeurs fondamentales qui peuvent rendre la vie meilleure, l’univers plus respirable.

Vous êtes un moraliste en somme. Mais sur quoi fondez-vous votre morale ? Pas sur Dieu auquel vous ne croyez pas, ni sur l’Histoire qui n’a selon vous pas de sens ?

Je la fonde sur un pari. Je parie qu’il y a une sorte de transcendance que ne n’appelle pas Dieu. Je crois en l’universalité de certaines valeurs comme le Bien, le Vrai, qui existent au-dessus de nous.

C’est la Bible qui fonde votre morale ?

Dans Le Testament de Dieu, je disais que c’était le meilleur texte que nous ayons pour tenter de refonder quelque chose qui ressemble à une morale et à une philosophie de résistance au mal.

Comment peut-on avoir foi en la raison et en la justice et penser que l’Histoire n’a pas de sens, que le mal est irrémédiable ?

Je parie. Je fais comme si… tout en sachant aussi que, face à certains délires, la raison est impuissante, que le pervers finit généralement par l’emporter. Mais je ne me résigne pas à l’horreur. C’est pourquoi j’essaie de la dénoncer, de me battre.

Est-ce le rôle d’un intellectuel ?

Un intellectuel, c’est un écrivain qui pose sa plume pour défendre la justice. Il se prétend, non sans une certaine mégalomanie, l’intercesseur entre la Cité et un certain nombre de valeurs universelles. L’intellectuel doit être engagé.

C’est un donneur de leçons ?

Si vous voulez, oui. C’est un donneur de leçons… qui peut se tromper et qui a besoin de leçons lui-même. Ce sont les faits qui lui donnent tort ou raison. Mais il est nécessaire à la société. Qu’est-ce qu’aurait été la France de l’époque de l’affaire Dreyfus ou de la guerre d’Algérie sans les intellectuels ? Les intellectuels se sont souvent trompés, mais ils sont aussi souvent sauvé l’honneur. Je pense à Zola, Gide, Malraux ou Sartre…

Et vous dites que c’est une race en train de mourir. Qui l’a tuée ?

Personne. C’est le sol sur lequel il se tenait qui est en train de trembler et peut-être de glisser. L’un des symptômes de cette éclipse possible, c’est le fait que des bateleurs aient repris une partie de leur rôle, en appauvrissant le message. Les sociétés modernes ont aussi besoin de cette complexité dont l’intellectuel est le « spécialiste ».

L’intellectuel n’est-il pas mort aussi avec les idéologies ? Jusque dans les années 60, on était marxiste ou antimarxiste, mais au moins on se situait. Aujourd’hui les repères n’existent plus.

Il y a de cela. Je suis de ceux qui se réjouissent et ont participé à cette mise à mort du marxisme. Mais soyons patients. Je pense que la relève philosophique et idéologique ne tardera pas à venir. La pensée française ne peut pas s’installer dans ce minimalisme philosophique, dans ce degré zéro de la réflexion, où nous nous tenons actuellement.

Et vous pensez participer à cette relève ?

J’imagine, oui ! En tous cas, j’en ai le souhait. Le Testament de Dieu était la première pierre de l’édifice. Je travaille depuis sept ans à un livre de philosophie, ambitieux, qui essaie d’aller plus loin.

Qu’est-ce que vous auriez envie surtout de réussir dans votre vie ?

Mes livres. Si ma présence dans ce monde n’est pas complètement absurde, si j’ai une toute petite place dans un tout petit coin de cette planète, cela tiendra à quelques-uns des livres que j’ai écrits et que j’écrirai encore. Le reste a moins d’importance.


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