L’Express revient sur l’incroyable destin de Simone Veil, rescapée des camps de la mort, devenue icône féministe et européenne convaincue. A cette occasion, le philosophe Bernard-Henri Lévy témoigne du bouleversement qu’elle a provoqué chez lui.

ALEXIS LACROIX : Quel est l’héritage politique de Simone Veil ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Face au Front national, Simone Veil a été cette femme exemplaire, cette combattante inlassable qui n’a jamais désarmé. A la différence de beaucoup de nos contemporains, elle a fait entendre une voix d’intransigeance et de refus des compromissions. Je me dis que, sans elle, sans sa persévérance merveilleuse, il se pourrait qu’une partie des états-majors et, bien sûr, des électeurs de la droite aient fini par céder au pire.

Oui, je suis convaincu que l’interdit que Simone Veil a jeté sur toute forme de complaisance à l’endroit de l’extrême droite, que son mépris tranquille pour ceux qu’elle nomma, lors d’un meeting houleux où ils étaient venus la chahuter, « les SS aux petits pieds », que sa fermeté sur l’essentiel a sauvé l’honneur des conservateurs et contribué à maintenir cette digue fragile : celle qui sépare les républicains de droite des émules de Pétain et des séides de Laval ou de Darquier de Pellepoix. Voilà.

Vous me demandez quel est son héritage… Eh bien, c’est d’abord cela… Et, plus que jamais, il faut acquitter notre dette envers elle sur ce point. Je l’entends, il y a quelques années encore, avec son autorité revenue et son air de survivante retrouvé, dénoncer comme une tentation fatale, une tentation qu’elle combattrait jusqu’à son dernier souffle, la recherche de « passerelles » tactiques et stratégiques avec la secte des Le Pen.

AL : Votre travail a-t-il été influencé par son exemple ?

BHL : J’ai rencontré Simone Veil en 1979, au Mémorial de la rue Geoffroy l’Asnier, à Paris. C’était le jour de Yom HaShoah. Nous nous tenions, l’un et l’autre, au côté d’hommes et de femmes qui gardaient au cœur la blessure incicatrisable de la solution finale. Je revois mon saisissement : Simone Veil m’a ému au tréfonds, et j’ai su immédiatement que le cours de mes travaux allait en être bouleversé. A compter de ce jour, elle ne m’a plus quitté. Elle a été, avec Léon Poliakov et Elie Wiesel, l’une des vraies figures tutélaires sous l’autorité desquelles j’ai écrit L’Idéologie française.

AL : Justement. Quelles étaient ses positions, ses analyses sur le « néo-antisémitisme » ?

BHL : Là encore, je lui dois beaucoup. Et nous avons été, je crois, unis, dès le commencement, par une communauté de réflexes. Simone Veil s’est montrée implacable dans l’identification des métamorphoses de la « plus longue haine ». Avant tant d’autres, elle s’est avisée que l’antisionisme était devenu, après 1967, la langue d’acceptation universelle de l’antisémitisme. Et pas une fois, je ne l’ai vue tomber dans le piège d’un certain « liquidationnisme ».

AL : C’est-à-dire ?

BHL : Comme les dreyfusards les plus lucides, Simone Veil n’a jamais cru possible de venir à bout de l’antisémitisme, c’est-à-dire de le liquider. Informée par son expérience de survivante, elle ne se fiait en dernier recours, je pense, qu’à la boussole de son pessimisme métaphysique. Elle n’ignorait pas que la passion anti-juive est comme gravée dans la mémoire des peuples et que c’est une passion rusée, une passion qui brouille les cartes et qui multiplie les leurres, en produisant, à chaque époque, de nouvelles variantes discursives et une infinité de mutations virales. J’ai admiré la sûreté avec laquelle, chaque fois, elle démasquait tous ces camouflages. Car elle savait, oui, que, désormais, l’antisémitisme avançait sur deux pieds, celui du négationnisme et celui de la satanisation d’Israël.


Autres contenus sur ces thèmes