Dimanche. Journée de souvenir et de deuil. La France, même si le peuple n’est pas vraiment dans la rue, a le coeur serré à la pensée des victimes du Bataclan, de l’Hyper Cacher et de Charlie Hebdo unies dans la même célébration. Et voici, à quelques heures ou jours d’intervalle, trois déclarations très étranges.

Un ancien de Charlie, Siné, viré pour antisémitisme et racisme en 2008, prend d’abord la plume pour demander : “jusqu’où iront-ils dans l’ignominie”. Qui, “ils” ? Ceux des auteurs ou commanditaires des tueries qui courent toujours ? Ceux qui, d’après les services de renseignement, semblent prêts à prendre la relève ? Les prédicateurs qui les encouragent ou refusent de les condamner ? Non. Johnny Hallyday. La seule, la vraie ignominie c’est, selon monsieur Siné, celle qui a permis que Johnny Hallyday s’associe à la cérémonie en venant chanter, place de la République, avec humilité et dignité, un émouvant Dimanche de janvier.

Puis c’est un intellectuel, Michel Onfray, rompant à grand bruit, dans Le Figaro Magazine, la “diète médiatique” qu’il s’était infligée (drôle de formule, soit dit en passant, qui, si les mots ont un sens, signifie qu’on s’est vautré dans le carnaval, qu’on y a fait indigestion de carnes médiatiques, mais qu’on trépigne d’y revenir – nous n’avions juste pas compris qu’il y aurait des accommodements avec le carême et des petits mémoires d’outre-diète…) – c’est un intellectuel, donc, qui part à la recherche des sources du djihadisme et pense les avoir trouvées. Le salafisme ? L’Arabie saoudite, le Qatar ? La haine de cet être au monde, de cette civilisation, que l’on appelle l’Europe ? Non. Hanouna. Cyril Hanouna. Un sympathique présentateur de télévision que “la gauche” aurait érigé, sic, avec “Tapie et les Rolex”, en “modèle tragique”. Et “il est donc logique”, nous explique sans rire l’homme dont le congé donné au monde se résume à la fermeture fracassante d’un compte Twitter, “que la kalachnikov devienne le rêve ultime” de ceux que ce méchant modèle a abusés…

“Le mauvais choix”

Et puis c’est un philosophe, Alain Badiou, qui, parti dans la même quête, a, lui aussi, mais dans Libération cette fois, son hypothèse. De quoi les exécutions de janvier et de novembre sont-elles le nom ? Une forme de cet impensé fasciste qu’il voulait déceler, naguère, sous le sarkozysme ? La contre-révolution dans le monde arabe ? Un effet des luttes de classes dans les pays où le wahhabisme est né et où l’on comprendrait qu’il se désole de voir triompher les régimes les plus réactionnaires du monde ? Non. Il y a là, pérore le professeur, le “symptôme pathologique” d’un “capitalisme mondialisé” qui ne propose à “la jeunesse planétaire” que “le mauvais choix” d’une “inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant”. S’il y a une responsabilité “flagrante” à cette explosion de nihilisme, c’est celle des intellectuels – suivez mon regard – qui sont sortis “déçus et amers” du “gauchisme des années 60 et 70” et se sont “ralliés à l’ordre établi”. Et si on entre, comme il prétend le faire, dans la “subjectivité des meurtriers”, on n’y découvre rien d’autre qu’un “désir d’Occident opprimé” dont l'”oppression” même, la “frustration” seraient “la clé” de tout…

Passons sur la faiblesse de ces analyses. Passons sur cette façon de tout faire, vraiment tout, pour se convaincre qu’il y a mille et un coupables possibles des crimes terroristes – mais jamais ceux qui les signent. Et ne nous attardons pas sur l’infamie d’un geste qui, affinant les protocoles d’une culture de l’excuse qui avait probablement trop servi, consiste, une fois de plus, à renverser les rôles en transformant les victimes en coupables et en faisant des coupables des victimes.

Trois questions

Ce qui est intéressant dans cette façon de ruminer des haines rances (Siné), de taper de ses petits poings sur des cibles imaginaires (Onfray) ou de nous ressortir les vieilles lunes du gauchisme le plus éculé (Badiou), c’est qu’elle fait écho à la difficulté que nous avons tous à entrer dans le monde qui vient, à en saisir l’effarante étrangeté et à regarder en face la synthèse théologico-politique qui se cherche depuis presque un siècle et qui est train de se trouver.

Et si je leur fais ce sort, c’est qu’il y a là trois symptômes – Michel Foucault aurait dit : trois “sécrétions du présent” – qui révèlent, hélas, assez bien le refus quasi général, non seulement de se poser les vraies questions qu’impose l’état d’urgence intellectuel où cette guerre nous installe, mais de commencer d’y apporter des réponses qui soient à la hauteur, et de la situation, et du meilleur de la tradition intellectuelle de l’Europe.

Qu’est-ce que les Lumières, qui veut les partager et comment les défendre : c’était la question de Kant et c’est celle de notre nouvel âge sombre.

Comment tracer la limite entre la portion éclairée et la portion grossière du genre humain : c’était l’obsession de Condorcet – à l’heure des débats sur la déchéance ou l’indignité nationales, sur le juste mélange entre fermeté et générosité républicaines, ou sur les rapports infiniment complexes entre islam et islamisme, ce devrait être à nouveau le souci de chacun.

Et puis la question de Hobbes et du délitement du lien social, générateur d’une toujours possible guerre de tous contre tous : à l’heure où se font face, en une inquiétante surenchère, les nazislamistes d’un côté et, de l’autre, les apprentis sorciers d’une extrême droite dont il n’est pas certain qu’elle jouera jusqu’au bout le jeu de la République, qui niera que cette question soit en passe de retrouver une troublante actualité – avec nécessité d’y apporter des réponses fortes et, surtout, inventives et inédites ?

À suivreSuite à cet article affirmant que Siné aurait été viré de Charlie Hebdo en 2008 pour “antisémitisme et racisme”, Siné nous prie de faire savoir qu’il a été lavé de ces accusations par un jugement aujourd’hui définitif du tribunal de Lyon le 24 février 2009, et que la cour d’appel de Paris, le 14 décembre 2012, a condamné Charlie Hebdo à lui payer 90 000 euros de dommages-intérêts pour rupture abusive.