« La guerre, disent les politiciens, est de retour en Europe. » L’Europe, pour parler avec Kissinger, n’a hélas toujours pas de numéro de téléphone, et de la guerre notre connaissance est le plus souvent livresque, effleurant à peine notre épiderme. Ces spectres sortis d’un tombeau qu’on pensait définitif, il faut les affronter les yeux dans les yeux. Il faut se souvenir que l’Europe n’est pas une abstraction administrative, mais ces plaines, ces fleuves, ces villes et villages qui tous nous ont des airs familiers, et ces êtres dont nous n’entendons pas la langue, mais dont nous devinons l’âme.

Il faut témoigner aussi que la guerre a fait de ces plaines des tourbières éventrées de tranchées, de fleuves des lignes de front où guettent les snipers, de ces villages des ruines puant la mort, où errent des femmes cherchant leurs enfants. Elle a fait des gens ordinaires les soldats d’une liberté qui est aussi la nôtre. Voilà le premier sens de Slava Ukraini : documentaire de Bernard-Henri Lévy : nous réapprendre à ouvrir les yeux.

Mais regarder ne suffit pas. Il faut étreindre cette misère et cette laideur de la guerre. Il faut se gorger jusqu’au dégoût de ces paysages vitrifiés, embrasser ces corps portant les stigmates du malheur sous des cieux bas, il faut se salir et s’épuiser, avoir froid avec les Ukrainiens, souffrir avec eux, et aussi, surtout, espérer comme eux. L’errance de Lévy sur les lignes de front à la rencontre de bataillons perdus, de terres brûlées, de héros anonymes, c’est la tentative salutaire de nous faire toucher de nos doigts trop délicats la chair pourrie de la guerre, de nous faire renifler les plaies dont la pestilence ne transperce pas tout à fait notre confort.

Jamais, sans doute, Lévy n’a-t-il filmé et raconté la détresse et la mort avec une telle âpreté, une crudité aussi implacable, et nue, et noire. Certes, s’attachant à filmer « la guerre sans l’aimer » (comme il le dit souvent), il a jadis fiévreusement rendu compte d’autres conflits, d’autres horreurs. Mais cette fois, ce n’est pas qu’il filme la guerre sans l’aimer – c’est qu’il la vomit, cette guerre, elle lui sort par tous les pores de la peau, par ce qu’elle a d’absurde et d’abject. De Kharkiv dévastée où il tombe sur une femme aux cheveux rouges à peine sortie de la cave où elle se terrait accompagnée d’un enfant qui ne parle plus, à Izioum où les charniers dégorgent leurs cadavres, de Bakhmout écrasé de roquettes aux tranchées glacées de Sloviansk, de la terre dévastée de Lyman à Kherson la funeste, il nous mène au cœur d’un incendie que n’a pas allumé la frénésie des hommes, mais la folie d’un seul : Poutine.

La main du leader russe est partout visible dans cette fabrique du malheur à l’échelle d’une nation. Les yeux écarquillés, comme incrédule face aux ravages causés jusque chez ses propres troupes par l’hubris du tyran, Bernard-Henri Lévy traque partout les effets de cette névrose : la peur partout répandue, la rage de détruire, et, bien sûr, infiniment, cette injustice faite aux humbles et aux innocents, qui ne comprennent pas, et n’ont à lui opposer que les larmes et les armes. Sur les traits de Lévy lui-même, ce n’est pas la fatigue seulement des routes cahoteuses et des nuits courtes que l’on surprend, mais au coin des lèvres le pli d’une amertume, et parfois la lourdeur d’une paupière sur l’œil qui en a trop vu.

Au bord du Dniepr, le voici qui respire l’air calme de la paix. Mais c’est aussitôt pour retrouver l’emprise angoissante des drones ou, demain, ses sous-marins qui rôdent pour tuer. Nous sentons bien, à suivre ses pas, ceux de Gilles Hertzog, de Marc Roussel, que nous glissons nous-mêmes dans l’accablement. La bravoure de ceux qu’anime l’ardent désir de vaincre ne suffit pas à nous y arracher.

C’est précisément la valeur salutaire de Slava Ukraini qu’avoir voulu cette descente à l’abîme, que de ne pas nous faire grâce de la potion infecte – et de nous rappeler que c’est cela, le goût âcre de la guerre, que c’est cette nausée et non la simple inquiétude géostratégique des commentateurs.

Pour que nous atteignent les relents de cette sanie, il a fallu que Bernard-Henri Lévy et ses compagnons de toute aillent au plus vif du brasier, et mettre leur peau dans la balance. Dans le tremblé des images, dans le timbre blanchi du narrateur, passe le frisson de qui est revenu de loin, c’est-à-dire de là où nous autres, Européens, n’eussions jamais pensé devoir retourner ; mais où, peut-être, si l’Ukraine est vaincue, nous serons condamnés à revenir.

Ces fumées sales, ces eaux noires, ces cadavres tordus, ces femmes hagardes, seront alors le spectacle de nos rues et de nos campagnes. Puissent le poids insupportable de sang et de douleur que charrie ce film puissant nous le rappeler, et – si nous avons l’âme assez solide pour en apprendre la leçon – nous en préserver.


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