Il est 17h30, à Kyiv, au cinéma le Zhovten, l’un des plus anciens de la ville, réputé pour sa programmation Arty en VO mais aussi pour porter haut le cinéma ukrainien. Car même en temps de guerre, la culture en Ukraine est plus que jamais à l’œuvre partout où il est possible d’ouvrir les portes d’un théâtre, d’une salle de concert ou d’un opéra, jusqu’à 23h, couvre-feu oblige, quitte à finir les représentations a cappella, dans le noir, sans électricité. Résistance…

Ce soir-là, avant l’heure, beaucoup de militaires en uniforme sont déjà là, comme en poste, attendant sur le parvis de cette vieille maison du cinéma de la rue de Kostiantynivska.

Ce soir-là, c’est l’avant-première à Kyiv de Slava Ukraini de Bernard-Henri Lévy, le deuxième film du philosophe, co-réalisé avec Marc Roussel, dédié à l’Ukraine et à son combat. De Kherson à Zaporijjia, d’Odessa à Kharkiv, d’Izium à d’Ochakiv, en passant par Tchernobyl, ce film est le carnet d’un voyage au cœur de la tragédie ukrainienne. Un voyage aussi triste que lumineux à l’image de l’Ukraine : depuis un an, sur les écrans du monde ; depuis près d’une décennie dans le cœur des révoltés du Maidan ; depuis une éternité pour les historiens.

Triste car on y croise des visages et des regards qui en ont trop vu.

Triste quand on songe à ce que ces femmes et hommes doivent endurer pour rester libres, en Europe, au 21ème siècle.

Triste, non pas de toute l’aide et de l’amour qu’ils reçoivent, mais de ce que nous pourrions faire encore, et plus encore, pour les accompagner vite à une victoire certaine.

Triste de se demander si ces silhouettes d’héroïnes et de héros pourront savourer la libération de leur peuple auprès de ceux qu’ils aiment.

Triste pour ces femmes qui ne savent pas où sont leurs enfants et qui n’ont plus que ruines autour d’elles.

Triste pour ces jeunes gens qui doivent affronter les tranchées et la boue et contenir l’intention génocidaire de l’ennemi pendant que certains tergiversent encore dans les salons parisiens autour du bien-fondé du soutien occidental.

Tristesse de ces paysages ravagés par la fureur et la haine de l’impérialisme russe : « Ils ne veulent pas se soumettre ? Nous les détruirons » ! C’est le résumé prosaïque de la situation pour les nuls, et pour tous ceux qui se demandent encore quels sont les buts de guerre de la Russie en Ukraine, depuis à peu près 300 ans.

Toutes ces tristesses deviennent palpables sur les traits et dans les mots de l’écrivain témoignant de ce qu’il voit et parcourt.

Car Slava Ukraini est un témoignage.

C’est le récit de Bernard-Henri Lévy approchant civils et militaires au chevet de l’espoir démocratique de toute une nation.

Et Slava Ukraini, c’est aussi un film qui demande comment, de cet espoir ancré si profondément dans l’âme ukrainienne, a jailli tant de lumière, transcendant tout, une lumière dont on ne se remet guère d’ailleurs, quand on a eu l’honneur, car c’est bien un honneur, de rencontrer cette résistance si fière de ses couleurs.

« Kyiv a vraiment emporté une partie de mon cœur […] Je savais que je serais de retour », a écrit Joe Biden le 20 février dernier au cours de sa visite surprise, et historique, à Zelensky.

Et c’est vrai. De cette lumière nimbant toutes les villes d’Ukraine, on tombe facilement amoureux. On est happé – et c’est ce qui est arrivé à l’auteur du film et à son équipe ! – par le courage, la dignité, les gestes héroïques du simple quotidien, le geste déjà légendaire de tout un peuple et de son président, l’inventivité, la créativité, l’humour, les pulsions de vie infinies même au milieu du désespoir.

Beaucoup d’autres lieux en deviennent bien ternes en miroir…

Ces lumières et couleurs, jaune et bleu accolées, symbole désormais absolu de courage et de liberté, le monde entier les peint sur les écrans, murs, textes, poésies, haïkus, fresques, manifestes, déclarations, ou éditos. Et elles sont inscrites et vibrent partout dans la ville en ce soir de cinéma, autour de Bernard-Henri Lévy et de son équipe.

Ce sont ces lumières et ces symboles qui ont rempli la salle : plusieurs figures des forces armées ukrainiennes ; Oleksii Reznikov, ministre de la Défense ; Dmytro Kuleba, ministre des Affaires étrangères ; Oleksandre Tkachenko, ministre de la Culture, sous l’égide duquel la soirée a pu se tenir ;  des héros d’Azovstal et leurs familles dont Kateryna Prokopenko, épouse de l’illustre Denys, qui ne cesse de porter la voix des résistants encore prisonniers des russes ; et Yuliia Paievska, dite Taira, la secouriste ukrainienne qui a sauvé et soigné tant de gens et qui a documenté le siège de Marioupol à l’aide de sa caméra avant d’être faite prisonnière, puis libérée dans le cadre d’un échange obtenu par les autorités de son pays, et dont l’histoire, si grande, n’a pas fini d’être racontée.

Le Rav Nathan Ben Noon a fait aussi le déplacement d’Ouman, et semble heureux d’être là, lui qui, dans le film, promet à ses coreligionnaires, la main sur la tombe de Nahman de Bratslav, que « tout ira bien car l’Ukraine vaincra ».

Cette séquence pourrait être, au passage, un antidote puissant à toute une couche de propagandistes pro-russes, volontaires ou involontaires, et leurs idiots inutiles, éructant que l’antisémitisme et le nazisme seraient consubstantiels à l’Ukraine.

Et l’on songe aux leçons d’Histoire et d’humanité que cette sommité du judaïsme pourrait donner à tels jeunes avocats aux patronymes si célèbres et bien trop grands pour la toute petite et basse besogne de leurs si petits prénoms.

Et puis une autre lumière encore qui s’allume, ce soir-là, dans la nuit ukrainienne : Sviatoslav Vakarchuck, la rock star ukrainienne qui a composé la musique du film et dont la chanson We Will Never Be The Same Again résonne à la fin. Engagé dans la défense territoriale au début de la guerre, il a sillonné la ligne de front en prodiguant quelques soins musicaux en soutien aux soldats, en donnant des concerts dans le métro de Kyiv, à Kharkiv, à Tchernobyl et en organisant des concerts caritatifs à l’étranger.

La France, en ce soir dédié au 7ème art, est au rendez-vous, représentée par Etienne de Poncins Ambassadeur de France en Ukraine, mais aussi par l’ami David Franck, courageux représentant du conseil des Français de l’étranger en Ukraine, qui n’aura jamais fui, et aura tout fait pour aider son pays de cœur et rendu fiers collègues, compatriotes et comparses de Stand With Ukraine.

L’équipe de la fondation d’Olena Zelenska, est également présente. La première dame avait transmis avec délicatesse une lettre à l’auteur lors de la première à Paris au début de ce mois : « Et ce film au titre si symbolique “Gloire à l’Ukraine !” est avant tout une manifestation de solidarité et de véritable amitié entre la France et l’Ukraine », avait-elle écrit.

L’Ukraine en a besoin. Presque autant que d’armes lourdes, de chars et d’avions de combat.

48h plus tôt, Volodymyr Zelensky avait donné une conférence de presse exceptionnelle pour le premier anniversaire du déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Répondant à la question d’un journaliste ukrainien sur ce qu’a été sa plus effrayante journée depuis le 24 février, il avait commencé par demander : « compliquée ou effrayante ? ». Effrayante, avait répondu le journaliste. « Peut-être Bucha, au moment de sa libération », a répondu le Président. « Ce que nous avons vu était effrayant. Nous avons vu le vrai visage du diable. »

Pour beaucoup, les atrocités perpétrées à Bucha constituent en effet le point de non-retour de la Russie dans le champ d’une « certaine idée » de la civilisation. Pour les Ukrainiens, bien sûr, et avant tout. Mais pas seulement. Pour, également, leurs vrais amis qui, comme l’auteur de ce film, ont compris l’intention du Kremlin, sa matrice fasciste, terroriste et mafieuse, les rouages de son empire fait de mensonges et de propagande à mille bandes et visages.

« La vérité est de notre côté » a aussi martelé Volodymyr Zelensky et nous sommes, chaque jour, de plus en plus nombreux à le comprendre. La vérité et la liberté sont, ici et maintenant, viscéralement ukrainiennes.

« L’Ukraine est la ligne de front de la guerre que Poutine a déclarée au monde », a répété Bernard-Henri Lévy sur les ondes de radio de Kyiv en marge de la projection.

La salle se remplit vite. Les portes se ferment. Une heure et demie plus tard, les applaudissements résonnent. Le philosophe et son équipe sont remerciés de toute part. On se presse autour de lui pour un selfie joyeux, une accolade émue et fraternelle. C’est comme une courte parenthèse mêlée de solennité, d’improbabilité et de suspens. C’est un moment grandiose fait de gravité et de sourires, de douleurs palpables et de combativité, de conviction et d’inquiétude. Avec une seule certitude en partage : l’Ukraine ne peut plus perdre ; il est trop tard ; la vie a choisi son camp.

Plus loin dans la nuit, une alerte aérienne viendra lourdement rappeler, dans un sommeil guère serein, à tous ceux qui l’auraient un peu oublié, que ces lumières sont fragiles, vacillantes, et ne l’ont pas encore emporté sur les ténèbres.


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