Sur le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, il y a une sottise au moins qu’il faudrait arrêter de reprendre en boucle comme on l’a fait pendant tout le Festival de Cannes : celle d’un film désinvolte, bourré de contre-sens et d’erreurs, car écrit par une Californienne ne connaissant rien à l’histoire de France.

Le côté rock de la mise en scène ?

New Order et Bow Wow Wow au lieu de Jean- Philippe Rameau et Lully ?

La fameuse paire de baskets au milieu d’un tas de souliers de « chez Christian » ?

Oui, bien entendu. Mais peu importe. Car un film juste n’est pas juste un film exact. Et ce qui frappe en la circonstance c’est, par-delà les mini-anachronismes, par-delà les clins d’œil et provocations calculés, par-delà une touche Vivienne Westwood ou macarons Ladurée qui est là pour ironiser ce que le genre même du spectacle en costumes tend, parfois, à épaissir et plomber, l’extraordinaire fidélité de l’œuvre à ce que ses meilleurs biographes, étrangers et français, nous disent de la vraie vie de la vraie Marie-Antoinette.

Ses relations avec Louis XVI, son « gros garçon » de mari.

L’incroyable histoire, rarement aussi bien rendue, de ces sept années de misère conjugale épiée, commentée, par les ambassades de toutes les cours d’Europe.

La jeunesse de ces gens, des enfants encore, à peine des adolescents : on a pris l’habitude, illusion rétrospective aidant, de les voir comme des personnages tragiques, marchant à reculons vers un destin qui, de loin, multiplierait déjà les signes alors que ce sont des enfants, vraiment des enfants, des gamins espiègles et malicieux, sans crainte ni pressentiment, jouant avec leur couronne comme on chahute dans une cour de récré.

L’histoire d’amour avec Fersen où c’est elle, Sofia Coppola, qui a raison quand, comme Stefan Zweig, et contre les dévots acharnés, depuis deux siècles, au mépris de la vérité des textes, à sauver la « pureté » de leur reine, elle défend la thèse d’un amour consommé.

La rigueur et la frivolité de la Cour. Les scènes d’étiquette si impeccablement rendues dans ce qu’elles pouvaient avoir à la fois d’absurde et savant, dérisoire et sévère. Les rapports avec la Du Barry. Les fameux neuf mots de la dauphine à la favorite (« Il y a bien du monde aujourd’hui à Versailles ») que, non seulement Versailles, mais l’Europe attendaient, en effet, depuis des années. L’ombre de Rousseau et Beaumarchais. La coquette. La futile. La princesse rococo (Zweig encore) dont les badinages, les jeux, l’amour du théâtre et des masques, la soif furieuse de plaisirs, le sens inné de la liberté, l’art de la dépense, le goût d’atteler des carrosses en pleine nuit pour, dans le dos des duègnes, filer à l’Opéra et draguer, le côté « mannequin » avant l’heure (le mot même de Zweig et l’esprit, à nouveau, de ce que dit Coppola !) donnent effectivement le ton à toutes les fashion victims de l’époque.

L’idée, historiquement incontestable même si elle va à l’encontre de la doxa robespierriste, que le soutien à la révolution américaine aura coûté plus cher à Louis XVI que les frasques de sa femme.

L’innocence – c’est, encore, la réalité ; et c’est un autre mérite du film que de donner tout son poids d’image et de chair à cette indéniable réalité – l’innocence d’une reine qui fut plus légère que coupable, plus insouciante que criminelle, et qui n’eut rien, en tout cas, de cette Messaline, cette Frédégonde, cette traînée, cette mère incestueuse, cette suceuse du sang des pauvres, cette cynique, dont la même doxa a voulu accréditer la légende.

Ou bien enfin cette absence du peuple de Paris réduit, se sont indignés des festivaliers en proie à une crise soudaine de plébophilie galopante qu’allait, quelques jours plus tard, confirmer un palmarès certifié 100 % politiquement correct, cette absence, donc, d’un peuple réduit à des paquets d’ombres, sans corps ni visage, grondant aux grilles de Versailles et littéralement hors champ : là encore, c’est Sofia Coppola qui touche juste ; là encore, c’est une des vraies forces de son film ; car, dès lors que son point de vue était celui-là, dès lors que l’intégralité de la narration était écrite du point de vue de la reine et de la reine seule, l’erreur n’eût-elle pas été, précisément, de donner à voir et entendre ce que, par définition, et pour son malheur, elle ne put ni ne voulut entendre et voir ?

Ajoutez à cela l’extrême beauté d’une lumière signée Lance Acord et qui rompt – quel bonheur ! – avec le côté systématiquement feutré, ou sépia, des films historiques traditionnels.

Ajoutez la grâce poignante d’une Kirsten Dunst, double à la fois de l’auteur et de son personnage, qui tient, et au-delà, les promesses de Virgin Suicides.

Ajoutez Versailles comme il n’a jamais, quoi qu’en disent les grincheux, été ni conté ni montré au cinéma – une sorte de « Versailles est une fête » dont seule une lointaine héritière des grands Américains de Paris pouvait restituer la fantaisie et la vie.

Ajoutez tout cela et vous aurez, après ceux de Mme de Staël, de Stefan Zweig et de quelques autres, l’un des portraits les plus inspirés de notre reine aux épaules de champagne.


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