Revenir à mon tour sur la disparition de Pierre Mendès France ? Ajouter mon commentaire à tant de choses dites, redites, surdites depuis quarante-huit heures ? Me taire alors sur cet autre mort, Alain de Rothschild, que je connaissais un peu et dont j’aurais voulu dire aussi mon deuil ? Faire silence sur la libération de Valladares, le prisonnier de Castro dont je m’honore d’avoir publié l’œuvre et de m’être, avec quelques autres, employé à épeler le nom ? Oublier les Polonais surtout, leur martyre qui continue, l’affreux silence qui les recouvre et la lâcheté de ce jury qui leur refusait, la semaine passée, l’hommage de son Nobel ? Bien sûr, j’ai hésité. J’ai balancé. J’ai eu scrupule, remords à m’y résoudre. Et si je l’ai tout de même fait, c’est que j’ai fini par juger troublante cette soudaine unanimité autour du grand disparu, et bizarre ce bourdon de mots, de clameurs, d’émotions sincères ou contraintes qui laissait largement impénétrée ce que j’appellerai, pour faire vite, l’énigme Mendès France.

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Car enfin, soyons sérieux. Et cessons de nous leurrer. Il y a un mystère de cet homme seul. Exilé parmi ses pairs. Souverain sans royaume et homme d’Etat sans Etat. Qui a réussi le prodige de marquer un siècle en gouvernant sept mois la France. Et dont la doctrine, si l’on y songe et qu’on essaie de la retenir, vous file entre les doigts, humble poudre de mots, de frêles certitudes, de sagesses pragmatiques ou de formules de bon sens. En clair, il n’y a pas de mendésisme. Il n’y a pas de pensée mendésienne. Il n’y a pas un concept, une catégorie politique, dont il puisse être réputé l’auteur. Et son influence sur l’époque est celle d’un homme de songes dont la présence aurait tenu à la voix davantage qu’à un corps de doctrine. Comme de Gaulle ? Oui, c’est vrai, un peu comme de Gaulle. Mais à la réserve près, tout de même, que de Gaulle a régné, quand lui a dû se contenter de rêver ; et que de ce rêve, pourtant, lui revient une secrète grandeur dont je ne suis pas sûr que, aux yeux de ma génération au moins, elle n’éclipse pas celle du général lui-même.

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D’où vient-elle, alors, cette grandeur ? Plus encore qu’à sa voix je me demande si elle ne tient pas à la modalité même de sa présence au monde. De son inscription dans la cité. Du rôle qu’il s’y figurait. Et de la manière dont, jusqu’à son dernier souffle, il conçut son métier d’homme. On a dit sa rigueur. Son austérité. L’ardeur de son scrupule éthique. Sa prudente modestie devant les langueurs du réel. Et cet impératif d’« économie d’abord » qu’il ne cessa d’opposer à la cohorte des démagogues. Soit. Tous ces portraits sont ressemblants. Mais aucun ne l’est autant que celui que les années ont imprimé à ce visage déchiré, tourmenté, nimbé d’une intériorité silencieuse d’où semblait procéder toute son autorité. Pourquoi ne pas le dire ? Cet homme de verbe n’était pas un tribun. Ce n’était pas un orateur. Ce n’était pas un homme de foules. Sa tradition passait bien davantage par celle du peuple de la Lettre et de l’Étude dont il conserva jusqu’au bout le souvenir. Et cette haute lignée lui avait, du coup, légué l’essentiel : il aura été le seul homme politique contemporain à accepter, à décider, à oser remettre à sa place le politique.

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Mieux, et plus subtilement peut-être, je le soupçonne d’avoir été le seul à avoir sciemment voulu le pouvoir en même temps que son contraire. Et à avoir mis presque autant de soin à la mise en scène de sa défaite qu’à la préparation d’une victoire éventuelle. Oh ! je ne parle pas d’une défaite contingente. De la série de hasards qui ont pu le tenir loin des affaires. De cet interminable et légendaire malentendu à quoi se sont résumés, hélas, ses rapports avec son temps. Non. Je dis que ce singulier personnage a aussi voulu cela. Qu’il a fait de cette malencontre sa règle et sa fierté. Qu’il a mis le plus clair de son œuvre dans le travail de sa défaillance. Qu’il l’a sculptée, cette défaillance, comme d’autres leur statue. Et que ce vain prêcheur au désert a délibérément cru que le juste, le vrai, le bien, n’ont pas pour habitude d’advenir dans le pas ou le sillage des vainqueurs. Fascination de l’échec ? Je ne crois pas. De même que je ne pense pas qu’il ait été vraiment sincère le jour où il bougonna que le livre de Lacouture sur lui était, « en somme, l’histoire d’un échec ». Car je suis persuadé que le paradoxe allait, en fait, beaucoup plus loin : avec quelques autres visionnaires de sa trempe, il partageait cette intuition — cruellement manquante aux nains qui vont lui survivre — que la plus haute consécration qui puisse échoir à une politique doit aussi, parfois, être le désaveu.

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Ce désir de désaveu, il est clair que sa patrie l’aura plus que satisfait en retour. Et il n’est sans doute pas inutile de rappeler, en ces heures de contritions généralisées, que Pierre Mendès France a aussi été, vivant, l’un des hommes le plus haïs de ce pays. Je ne citerai que pour mémoire les campagnes de la droite contre cet antifasciste de toujours. La levée de boucliers poujadistes au moment de la guerre d’Indochine. La France des salopards qui ne lui pardonnait ni son nom ni peut-être son visage. Les communistes qui, quand il était seul ou presque à pouvoir faire la paix en Algérie, rejoignaient gaillardement la meute pour précipiter sa chute. Et les apparatchiks socialistes eux-mêmes qui, dans les décenies suivantes, enterrèrent vingt fois Cassandre avant qu’elle ne se décide, effectivement, à disparaître. Le pire, ce sont ces « amis ». Ces « fidèles ». Ces « disciples » prétendus qui, las du regard du commandeur porté sur leurs errements, s’étaient depuis longtemps résignés à le trahir — ou à ne plus l’écouter du tout. « C’est grâce à vous que ceci a été possible », aurait glissé François Mitterrand au vieil homme, le matin du 21 mai : force est de constater que cela avait surtout été possible sans lui — voire contre lui et contre quelques-uns des principes auxquels il avait voué sa vie.

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Autant dire qu’il y a dans l’unanimité en train de se faire autour de sa mémoire quelque chose qui, je le répète, me paraît problématique. Et que, les entendant tous protester qu’ils sont, seront ou ont toujours été « mendésistes », je ne peux m’ôter tout à fait de la tête qu’ils ne célébreraient peut-être pas tant la dépouille si le vif ne les avait si cruellement gênés. Lui fera-t-on un monument ? Un mausolée ? Un panthéon ? Des rues, des rites, une menue religion ? En soi, je n’ai rien contre. Mais ce que je redoute, c’est que cet irrégulier ne devienne comme un totem pour cette gauche archaïsante, en mal de filiation. Et qu’après l’avoir si furieusement écarté naguère, elle ne prétende en faire maintenant l’étendard de ses lendemains. Ce ne serait pas seulement mensonger. Ce serait surtout immoral. Car on ne traite pas un demi-siècle de méprise par un vague embaumement. On ne liquide pas trente ans de rendez-vous manqués par la grâce de funérailles nationales. On ne récupère pas une voix perdue, égarée en son désert, par un concert de tartuferie. On comprendra que, pour ma part, je préfère célébrer un Mendès sans famille, sans rejetons, sans héritage — dont la vraie grandeur sera, jusqu’outre-tombe, la solitude.


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