Philippe Sollers, son œuvre en témoigne, a toujours eu l’obsession de la clandestinité, des conjurations, des déguisements, des loups. Il n’a jamais cédé sur le désir, vital, de jouer l’ombre contre la lumière, de verrouiller son œuvre et sa vie – de mobiliser, en fait, ses livres comme autant de machines dans la guerre de longue durée qu’il a voulu, avec quelques autres, engager contre la monstruosité du tout-montrer et du tout-dire. Son goût du bonheur lui-même. L’insistance avec laquelle il revient, depuis ses tout premiers textes, sur l’éminent « courage » d’être heureux. Il n’est pas jusqu’à cette politique du bonheur qui ne participe de la même volonté de masques et de retrait. Pour vivre caché, vivons heureux. Il y a des vampires, insiste-t-il, qui reculent à la vue de l’ail et des crucifix : eh bien, il y en a d’autres – en langage nietzschéen, « les tarentules » – que l’on tient à distance en leur brandissant sous le nez la seule image du bonheur ou de la jouissance… Bref, par quelque bout qu’on le prenne, l’auteur de Passion fixe est un auteur secret. Son ontologie est, fondamentalement, une ontologie du secret. D’où vient alors qu’il décide apparemment, cette fois, de briser les sceaux de ce secret ? D’où vient qu’en acceptant de voir mis un visage réel derrière la « Dora » de son roman, il laisse la vie, tout à coup, demander des comptes à l’un de ses livres ? Peut-être une nouvelle ruse. Ou un nouveau masque. Peut-être marre de soi, de son propre personnage. Ou peut-être, comme il l’a dit lui-même lors d’un mémorable « Bouillon de culture », parce que les grands écrivains n’ont pas leur pareil pour renifler le danger mortel, et qu’il y avait urgence à prendre les devants en « racontant soi-même, de son vivant, comment on vit ». Autre loi, mais identique stratégie. Autre principe, mais au service de la même idée fixe. À l’époque de Bataille, le bien nommé, on appelait cela une « Contre-attaque ».

Un autre artiste qui paraît tout aussi résolu à ne laisser à nul autre que soi-même le soin de contrôler sa biographie : Alain Delon. Bien sûr, il en a fait, lui, un peu beaucoup. Bien sûr, il y a quelque chose d’éminemment discutable dans la décision, pour réduire au silence un biographe, d’en appeler aux tribunaux. Et bien sûr, trois fois bien sûr, on peut, au nom de la liberté d’expression, s’inquiéter de voir demander l’interdiction d’un livre virtuel dont on ne peut incriminer, encore, que l’intention. Mais en même temps… Comment ne pas comprendre, en même temps, la colère d’un homme qui voit sa vie jetée en pâture ? Comment ne pas s’associer à cette colère quand il se dit blessé par l’idée même d’un livre tout entier construit autour de prétendues révélations sur ses liens avec tels ou tels « caïds de la mafia » ? Comment, en un mot, ne pas se sentir en sympathie avec quelqu’un qui se bat comme un chien contre les chiens et qui entend, tant qu’il est là, ne pas laisser la loi du ragot avoir le dernier mot de l’aventure que fut sa vie ? Si je reviens, cette semaine encore, sur cette affaire, c’est que la 11e chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris vient de donner de nouveau raison à l’acteur, mais que celui-ci, devant l’étrange attitude de la presse qui n’en a, pour l’essentiel, pas fait état, a voulu se « pourvoir lui-même » à ce devoir d’information en achetant, il y a quelques jours, une page de publicité dans Le Monde. Pas un journal, vraiment, pour rendre justice à Delon ? Pas un pour saluer l’opiniâtreté d’un homme qui entend, par tous les moyens, « dire lui-même, de son vivant, comme il vit » ? Si : ici, celui-ci.

Pourquoi tant d’émotion autour du « retour » de Laurent Fabius ? L’affaire du sang, probablement. La longue ténacité. Des nerfs d’acier. Cet autre spectacle d’un autre homme qui s’est fait une obligation de ne rien céder, jamais, à la calomnie. Et l’indéniable parfum de romanesque qui, dans l’ordre politique cette fois, finit par flotter autour du personnage. Ils ne sont pas nombreux, en politique, les personnages réellement romanesques. Mitterrand, bien sûr. Jadis, Disraeli. De Gaulle (encore que la légende, dans son cas, l’ait emporté sur le roman). Mais Jospin n’est pas, ne sera jamais, « romanesque ». Ni Chirac. Ni Séguin. Ni, malgré sa bonne volonté, Giscard d’Estaing. Fabius, lui, n’écrit pas de romans mais les vit. Et s’il intrigue, si, malgré son visage de plus en plus lisse, il n’en finit pas de suggérer la part d’ombre de son destin, c’est à cause de ce roman vécu dont il semble le héros. Qu’est-ce qu’un homme politique « romanesque » ? Qu’est-ce qui, plus exactement, permet de dire d’un politique qu’il est, aussi, un héros de roman ? Avoir tout obtenu très tôt. Être tombé de très haut. Avoir connu l’extrême adversité et avoir su en triompher. Et à la meute, enfin, avoir le cran de dire : ce n’est pas vous qui me ferez plier le genou – le seul adversaire sérieux, le seul qui sera de taille, c’est la mort. Rien de plus passionnant qu’un personnage de roman égaré en politique. Ni de plus redoutable. Théorème : en politique, pour être invulnérable, il faut être mort au moins une fois.


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