Je m’étais promis de ne plus m’en prendre, ici, à Jean-Pierre Chevènement. Je m’étais dit : tant pis pour les sympathies serbes, tant pis pour les propos douteux sur Cohn-Bendit, Kouchner ou moi, tant pis pour le maurrassisme de jeunesse, le saddamisme de l’âge mûr, tant pis pour les erreurs à répétition qui font de ce personnage que j’ai connu, il y a trente ans, à la fois brillant, ardent, brûlant de rénover une gauche française vérolée par le mollettisme, une sorte de clown gris, plus pathétique que réellement méchant. Aujourd’hui, pourtant, ces déclarations sur l’Allemagne. Aujourd’hui, cette profession de foi dont on ne sait s’il faut l’imputer à une crise de folie, à un « déraillement » de l’intelligence, au goût de la provocation ou à la volonté – qui sait ? – d’affaiblir un gouvernement qui aura, dans quelques semaines, la charge de « présider » l’Europe…

Ces déclarations, tout d’abord, sont ineptes. Elles sont, quelque considération que l’on ait pour le personnage ou pour sa fonction, les propos d’un homme que l’on découvre, non sans effroi, tragiquement sous-informé sur la réalité de l’Allemagne et de son Histoire. Car enfin, comment un homme public, même moyennement cultivé, peut-il confondre le système allemand des Länder et le nazisme ? Comment peut-il nous dire, avec l’étrange assurance des cancres, que le fédéralisme, ce modèle inventé en 1949 pour se protéger du retour des démons centralisateurs et autoritaires qui furent, pour partie, à la source de l’hitlérisme, peut en être la matrice ? Comment, du fond de quelle ignorance crasse ou de quelle couche de préjugés puisés à la xénophobie anti-allemande la plus vulgaire, peut-il proférer sans rire cette extraordinaire énormité qui fait du Saint Empire romain germanique l’origine du IIIe Reich ?

Ces déclarations sont perverses. Pétries de mensonge, de mauvaise foi, donc perverses. Je ne parle même pas de la mauvaise foi un peu enfantine du type que l’on prend en flagrant délit d’incontinence verbale et qui proteste : « je n’ai pas dit ce qu’on me fait dire, c’est la méchante télé qui a déformé mon vrai propos », alors qu’il a, le lendemain, devant ses militants, dans une réunion publique où il n’y avait, cette fois, pas de télévision du tout, répété mot pour mot la même ânerie. Je parle de l’autre mauvaise foi, la pire, celle qui est dans le texte même et qui accuse de n’être pas « guéri » du nazisme le ministre allemand des Affaires étrangères le plus profondément marqué, depuis la guerre, par la faute d’Auschwitz – je parle de l’incroyable arrogance qui fait que l’on prétend donner des leçons de « patriotisme constitutionnel » au pays qui en a inventé la notion ou qui, plus absurde encore, reproche son « attachement maladif » à l’idée de « nation » fondée sur le « Volk » à celui-là même des gouvernements allemands qui vient (se peut-il que M. Chevènement l’ignore ?) d’introduire les principes du droit du sol dans son Code de la nationalité et de rompre, ce faisant, avec la conception ethnique de la nation.

Ces déclarations sont irresponsables, enfin. Dangereuses et irresponsables. Car elles ne peuvent, c’est évident, qu’entamer, voire fissurer, ce fameux « noyau » franco-allemand qui est le cœur battant de l’Europe. Il y a des gens, en France et en Allemagne, qui réfléchissent aux institutions communautaires de demain. Il y a des gens qui, plus ou moins adroitement, dans l’inévitable tâtonnement de la parole qui se cherche et invente, s’emploient à refonder les principes, à relancer le libre débat européens. Il y a des hommes (Fischer, donc, mais aussi Védrine ou Jospin) qui réfléchissent à la nécessaire articulation des États-nations et des formes supra-étatiques à venir. En voici un, Jean-Pierre Chevènement, qui fait le contraire. En voici un qui, à quelques jours du cinquantième anniversaire de la déclaration Schuman de 1950, simplifie, bêtifie et casse le travail de son Premier ministre.

Le gros œil faussement étonné de Jean-Pierre Chevènement. Sa mine d’entêtement perpétuel que l’on prend pour du caractère alors qu’elle n’est, sans doute, que l’expression d’une manie obscure. Cette voix mielleuse, fielleuse, un peu trop ronde, qu’il a, comme le geste de se caresser la main pendant qu’il parle, empruntée à Mitterrand (mais au moins Mitterrand savait-il, lui, l’histoire de l’Europe et de l’Allemagne !). La répétition grondeuse, un peu radoteuse, de cette sacro-sainte référence à une « République » dont nul n’a jamais bien compris ce que, dans sa bouche, elle désigne ou vise vraiment. Jean-Pierre Chevènement, c’est sûr, est un personnage. Il a un côté vieux comédien qui ne manque pas de pittoresque. Sauf qu’il est ministre, hélas, et passe, parmi les ministres, pour l’un des proches de Lionel Jospin. Est-il permis d’observer que l’on préférerait, à cette place, voir un homme d’État qu’un personnage ? Ce que M. Jospin a fait de son autre « fléau », Claude Allègre, serait-il illogique qu’il le fît de celui-ci ? Songes, mensonges, chevènemensonges d’un trublion qui, pour le coup, fait tort à la République.


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