C’est une phrase.

Une petite phrase de rien du tout.

C’est une phrase qui, d’ailleurs, a été à peine relevée par les médias.

Mais c’est pourtant l’une des phrases les plus obscènes que j’ai entendues ces derniers temps.

C’est un certain Stefan Füle qui parle, commissaire à l’élargissement d’une Europe qui est en train de renouveler son Parlement et, donc, ses institutions.

Il réagit aux pluies torrentielles, coulées de boue, villages engloutis, bref, à la catastrophe naturelle sans précédent qui vient de frapper, comme toute l’ex- Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine.

Il réfléchit à la meilleure façon de débloquer et affecter le milliard d’euros du Fonds de solidarité de l’Union européenne créé après les inondations de l’été 2002 et censé être mobilisé dans les situations du type de celle à laquelle ont à faire face, aujourd’hui, les autorités et les citoyens de Sarajevo.

Et la phrase est celle-ci : « l’accès au fonds sera plus difficile pour la Bosnie-Herzégovine qui ne s’est pas vu reconnaître le statut de candidat » – la Croatie y aura accès, parce qu’elle est membre de l’Union ; la Serbie y aura accès, parce qu’elle est candidate ; mais, pour la Bosnie qui n’est ni membre ni candidate, ce sera « plus difficile »…

Tout le monde sait, à Bruxelles, que ce retard de la Bosnie à « se voir reconnaître le statut de candidat » vient, en grande partie, de l’existence de la Republika Srpska, cette « entité serbe » qu’instituèrent, il y a vingt ans, les accords de Dayton voulus par la communauté internationale et aussi, par conséquent, par l’Europe.

Tout le monde sait que, si la Bosnie n’est toujours pas dans l’Union européenne, et apparemment pas sur le point d’y entrer, c’est en grande partie dû aux défauts d’une Constitution qui, outre qu’elle donne aux héritiers des purificateurs ethniques un droit de veto sur les décisions, corsète le pays dans des règles absurdes, contraires à l’esprit européen car incapables, par exemple, comme le souligne l’arrêt Sejdic-Finci de la Cour européenne des droits de l’homme, d’assurer la représentation des minorités – mais tout le monde sait, aussi, que cette mauvaise Constitution, cette Constitution bancale et injuste, lui a été dictée, dans le cadre desdits accords de Dayton, par ses parrains de l’époque, Union européenne comprise.

En sorte que nous nous trouvons dans la situation kafkaïenne où l’Union européenne excipe de règles qu’elle a elle-même conçues pour expliquer que la Bosnie n’a vocation ni à entrer dans l’Union ni à bénéficier des mécanismes de solidarité prévus pour ses membres ou ses aspirants membres et dont bénéficient tant la Croatie (membre depuis juillet 2013) que la Serbie (aspirante à l’adhésion – et tant pis si cela implique que les bourreaux d’hier ont ainsi droit à une aide que l’on refuse à leurs victimes et aux enfants de leurs victimes !).

On est au comble du cynisme.

C’est un nouveau tort, terrible parce que symbolique, infligé à ce peuple une nouvelle fois martyr par une Europe qui l’a sacrifié il y a vingt ans et qui voudrait le sacrifier à nouveau.

C’est comme une deuxième mort pour ce petit pays qui a lourdement pâti de l’inconséquence, pour ne pas dire de la lâcheté, d’une Europe déjà prisonnière, au temps de la guerre, d’un carcan de règles aberrantes et qui semble s’ingénier à reproduire les mêmes errements.

C’est une trahison recommencée, redoublée, pour un peuple qui a payé au prix fort – cent mille morts, deux millions de réfugiés – sa volonté d’être, contre vents et marées, européen et à qui cette identité est, dans les vents et bourrasques d’aujourd’hui, à nouveau refusée.

Et je ne vois, face à la perversité d’un raisonnement qui ferme la porte de l’Europe au peuple qui, par sa composition multiethnique et multiconfessionnelle, par sa culture et son esprit, est le plus européen de la région, pas d’autre solution que ce double impératif : là, à court terme, dans l’urgence, exhorter les États membres de l’Union à aménager et humaniser des règles de secours humanitaire dont l’application stricte serait, sinon, d’une insigne cruauté ; et, à terme un peu plus long, c’est-à-dire les élections passées, exiger de la Commission qu’elle repense, redéfinisse et remette à plat la logique d’un processus d’adhésion enfermé, pour le moment, dans un cercle vicieux.

Il y a des formules pour cela.

Il suffirait de faire figurer dans la discussion des questions dont le règlement est présenté, pour l’instant, comme un préalable.

Il suffirait d’ouvrir sans délai le débat et d’inscrire en tête de son tout premier chapitre la réforme constitutionnelle appelée par cet arrêt Sejdic-Finci qui fonctionne, aujourd’hui, comme un blocage.

L’essentiel est de comprendre que la Bosnie, c’est l’Europe.

L’essentiel, c’est de dire et de répéter qu’elle est, la Bosnie, plus représentative de l’héroïsme de la raison husserlien que cette Serbie, souvent nostalgique de Milosevic, dont les représentants sont reçus en grande pompe par les Stefan Füle.

Puisse ce désastre où la colère des dieux paraît prendre le relais de la fureur des hommes avoir au moins le mérite de souligner cela.

Puisse-t-il rappeler chacune et chacun à ce devoir de mémoire et de réparation qui est la meilleure réponse, aujourd’hui, à l’outrage d’il y a vingt ans.


Autres contenus sur ces thèmes