Où en est la télévision publique cent et quelques jours après l’annonce, par Nicolas Sarkozy, qu’on allait y interdire la publicité ?

L’annonce a été confirmée.

Son calendrier d’application a été précisé (automne 2009 pour les écrans d’après 20 heures, courant de l’année 2012 pour les autres : c’est même la seule chose assez précise dans le catalogue de conclusions provisoires remises, la semaine dernière, par la commission Copé).

Mais on ignore toujours par quoi seront remplacées les sommes colossales (840 millions d’euros) qui vont ainsi disparaître ni, donc, comment seront financés les films, les fictions, les documentaires de création, les émissions littéraires et de débat, les interviews politiques de première et deuxième parties de soirée, qui sont l’honneur, la vocation et, quoi qu’on en dise, la marque des chaînes concernées.

La redevance ? Ce serait, chacun le sait, la solution la plus logique. D’autant que la France, comparée à ses voisins allemands et anglais, est un pays à redevance faible. Seulement voilà. Elle n’a pas bonne réputation, la redevance. Elle passe pour électoralement coûteuse quand on a la fâcheuse idée de l’augmenter. Moyennant quoi les ministres de tutelle ont déjà hissé le drapeau blanc en assurant que non, on ne touchera pas à la redevance.

Une taxe sur les opérateurs de téléphonie mobile et les fournisseurs d’Internet ? C’est la seconde hypothèse lancée par Jean-François Copé et elle n’est pas non plus déraison- nable. Sauf que ce sont les internautes, cette fois, qui râlent. C’est la communauté de ceux qui ont remplacé la télé par la webnavigation qui ne comprend pas pourquoi elle devrait payer pour la survie d’un modèle dont elle prétend qu’il n’est plus le sien. On attend avec intérêt de voir de quelle manière, et sur quel ton, nos responsables feront face à cette fronde-là.

Une autre taxe, sur les appareils électroniques cette fois ? Je n’ai, à l’heure où j’écris, pas entendu de protestation, ni des industriels du secteur, ni des consommateurs, ni des sacro-saints jeunes qui vont peut-être trouver, cette fois, qu’on leur augmente, en douce, le prix des ordinateurs. Patience. Cela viendra. Et on a hâte, là aussi, de voir la réaction de pouvoirs publics atteints – ce n’est pas nouveau – de cette maladie à effets lents et, à force, paralysants qui s’appelle le jeunisme.

Non. La seule idée à peu près solide, la seule contre laquelle, en tout cas, les éventuels ayants-droit-de-se-sentir-lésés (en gros, TF1 et M6) n’osent, pour le moment, pas protester de peur, j’imagine, d’attirer l’attention sur l’énorme cadeau qui leur a déjà été fait, la seule piste sur laquelle tout ce petit monde de grands réformateurs a l’air de se retrouver est, hélas, la plus absurde : taxer le surcroît d’écrans publicitaires dont on escompte qu’ils viendront dans le secteur privé quand on leur aura interdit l’accès aux chaînes publiques – la sagesse populaire, qui ne se trompe pas toujours, verra là l’illustration, au choix, de la parabole du serpent qui se mord la queue ou du comptable fou d’Alfred Jarry « pompant » les « phynances » qu’il a d’abord laissé filer ou, pour le dire plus simplement, récupérant d’une main ce qu’il a lâché de l’autre.

Bref, la situation est alarmante.

Et l’on s’en alarme, ici, parce que la télé est plus que la télé ; parce que cette télé en particulier est, quoi que semblent en penser ceux qui ne la regardent pas et vont partout répétant, comme des automates, qu’» on ne voit pas la différence avec les chaînes privées » , un peu plus qu’une télé comme les autres ; et parce que laisser mettre en pièces la machine, oh certes pas sans défauts ni reproches, mais qui a tout de même, en quelques mois, mis à l’antenne un Cyrano, un Figaro, un documentaire sur la Shoah par balles, un Charlotte Corday, Maupassant, Vargas par Dayan, Guerre et Paix, du théâtre vivant, j’en passe, n’est peut-être pas l’idée du siècle.

Il n’est plus temps, en vérité, de se demander si Nicolas Sarkozy a eu raison ou non, le 8 janvier, de lancer son initiative pétard.

Et je laisse aux historiens de ce temps bizarre, plus long qu’on ne le croit, qu’est le temps de la télévision le soin de démêler le mystère de cette mutation transgénique : une idée longtemps nourrie, entre autres, par les amis de Pierre Bourdieu qui s’est tout à coup retrouvée, tel un haricot sauteur, dans la tête d’un président de la République qui projetait de liquider l’héritage de la pensée de 68.

L’urgence, la seule, est de décider – et vite.

L’enjeu, le seul, est d’inventer un modèle économique pérenne qui permette, aux côtés d’une chaîne que je connais bien, Arte, de consolider ce pôle d’images et de mots qu’on appelle un service public – et dont la déconstruction serait politiquement, culturellement, moralement, désastreuse.

Nos responsables mesurent-ils l’ampleur de la tâche qui leur incombe ?

Savent-ils qu’il y va, un peu, de la survie de cette espèce déjà menacée qu’est l’Homo democraticus ?

On ose l’espérer. Mais on tremble à la pensée que cette perspective puisse être prise, elle aussi, à la légère.


Autres contenus sur ces thèmes