J’étais à Guantanamo il y a à peine plus d’un an et le climat qui y règne n’a pas dû, je suppose, beaucoup changer.

Le paradoxe, d’abord, de cette pointe avancée de l’empire mordant sur le cœur même de la dernière colonie de l’autre empire défunt.

Ce quelque chose dans l’air, le bleu tropical du ciel et de la mer, les visages du petit personnel, les passagers du ferry traversant la baie, les façades bariolées des maisons entrevues par la vitre des véhicules blindés, qui rappelait que l’on était vraiment, physiquement, à Cuba.

La base elle-même, qui présentait la structure typique et, ici, d’autant plus étrange de toutes les bases américaines de par le monde : villas pour les officiers, écoles pour leurs enfants, McDonald’s entre deux checkpoints, clubs de plongée et de fitness, boîtes de nuit, Starbucks, terrains de golf à proximité des barbelés, commerces.

Et puis, regroupés dans la partie sud de l’île, au bord des plages, les camps proprement dits : « X Ray », le tout premier, sorte de poulailler humain dont les cages métalliques, chauffées à blanc par le soleil, étaient livrées aux herbes folles et aux rats ; « Iguana », au sommet d’une falaise, réservé aux « terroristes » de moins de 15 ans mais qui, à ce moment-là, était vide ; « Camp Delta », plus récent et, lui, en pleine activité, avec ses barbelés, ses miradors, son « Honneur et Liberté » inscrit en lettres blanches immenses sur la dernière palissade et sa série de blocs, enfin, différenciés selon les catégories de détenus – Delta 2 et 3 pour les détenus « normaux », enfermés dans des geôles grillagées, ouvertes les unes aux autres, sans intimité possible ; Delta 5, centre de haute sécurité réservé aux sujets dits à « haute valeur de renseignement », où j’ai vu des pièces vides et électrifiées qui pouvaient être des salles de torture ; Delta 4 et Delta 1, enfin, pour les détenus « dociles », ou « coopératifs », reconnaissables à leurs combinaisons blanches ou beiges et ayant droit, eux, pour le coup, à des cellules quasi fermées, des promenades, des parties de volley-ball, la mise à disposition de romans policiers (c’est là que viennent de se suicider, pendus à l’aide de leurs draps et de leurs vêtements, deux Saoudiens et un Yéménite)…

Alors, ce que je disais à l’époque, je ne peux que le redire ici, aujourd’hui, à la lumière de ce qui s’est donc passé : Guantanamo n’est certes pas Auschwitz ; ni le nombre de ses détenus, ni leurs conditions de détention, ni surtout ce que l’on sait, pour la plupart d’entre eux, de leurs états de service dans la grande armée du djihad international, ne permet d’en faire, comme le voudraient les anti-Bush pavlovisés, l’équivalent d’un Goulag américain ; mais il y a dans le principe même de cette prison offshore, il y a dans l’incertitude où se trouvent ces hommes, non seulement de leur sort, mais tout simplement de leur statut, il y a dans le refus de l’administration de nous dire, de leur dire, s’ils sont des droits communs (auquel cas ils devraient avoir droit à des procès), des terroristes (une autre sorte de procès, peut-être des cours martiales) ou encore des prisonniers de guerre (l’application, alors, de la Convention de Genève), il y a dans le spectacle même de ces simulacres de jugement auxquels j’ai eu l’occasion d’assister et où une troïka d’officiers sont supposés déterminer, à huis clos, sans avocat, si le « combattant ennemi » (ce jour-là, un pauvre diable, unijambiste, son unique pied enchaîné à un anneau dans le sol, menotté, qui semblait n’avoir pas la moindre idée, quatre ans après, des raisons pour lesquelles il se trouvait là) représente toujours ou non un danger pour les États-Unis, il y a dans tout cela, dans l’existence même de cette zone de non-droit, dans ce no man’s land juridique propice, naturellement, à tous les débordements extrajudiciaires, quelque chose de profondément choquant, désespérant pour les détenus, ruineux pour l’image de l’Amérique et indigne, c’est le moins que l’on puisse dire, d’une grande et puissante démocratie.

Il faut fermer d’urgence Guantanamo, voilà la vérité.

Il faut, comme y invitent, aux États-Unis mêmes, un nombre croissant de voix tant républicaines que démocrates, en finir avec un état de choses que ne justifie en rien la guerre contre la terreur et qui, à la limite même, ne fait que nuire à l’image, donc à la cause, des antiterroristes conséquents.

Et il faut, pour l’heure, sanctionner le sombre crétin, commandant de la base, qui, interrogé sur les trois suicidés, n’a rien trouvé de mieux que de fustiger ces salauds de morts qui n’ont – sic – « aucun respect » pour la vie humaine et dont la mort procéderait, non d’un « geste de désespoir », mais d’un « acte de guerre asymétrique » dirigé contre les États-Unis !

Moins que jamais les fins ne justifient les moyens.

Plus que quiconque les adversaires numéro un du fascislamisme se doivent d’être fidèles aux valeurs dont ils sont les hérauts.

Et quant à nous, Européens, il nous revient d’adjurer nos amis et alliés de se mettre en règle avec des principes qui ne sont pas seulement les nôtres mais les leurs – il nous revient de leur rappeler, sans tarder, que l’on ne défend pas l’Etat de droit avec les arguments de l’état d’exception.


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