J’étais à New Orleans, il y a quelques mois, sur les traces de Tocqueville qui consacra de si belles pages à cette ville métisse, magnifiquement cosmopolite, où l’on parlait, pensait, sentait en tant de langues.
Je me souviens, le cœur serré, de la fièvre jazzy de New Orleans, de sa joie de vivre et de danser.
Je me souviens de cette impression que l’on avait, dans le plus humble des bars du Carré français, d’assister, chaque soir, à l’invention du blues et du gospel.
Je me souviens, une nuit, à New Orleans, au-dessus d’un bastringue de Bourbon Street aujourd’hui complètement détruit, d’une toute jeune fille, 15 ans, peut-être 16, dansant sur son balcon pendant que des gamins, depuis la rue, lui jetaient des poignées de perles.
Je me souviens, sur Jackson Square, d’un autre gamin, sosie de l’Ignatius Reilly de John Kennedy Toole, en train de rejouer la « conjuration des imbéciles » en gémissant, entre deux airs d’harmonica, « je suis un Blanc ethnique, je suis un Blanc ethnique ».
Je me souviens de la lenteur de New Orleans, de sa langueur insouciante et cependant effervescente ; je me souviens de ce drôle de temps de la ville qui m’a tout de suite frappé – chaque ville a son temps n’est-ce pas ? chaque lieu du monde a sa propre qualité de temps comme il a sa couleur, son paysage, son histoire ? eh bien, à New Orleans, c’était un temps gourd, longanime et lent à la colère ; c’était un temps qui tarde et ne se résout pas ; c’était comme si le temps avait trouvé le truc, à New Orleans, pour, comme disait Truman Capote, ne plus passer, se reposer.
Je me souviens de la misère, aussi, de New Orleans.
Je me souviens m’être dit que je n’avais pas vu, depuis des mois que je voyageais dans le pays, pareille concentration, non seulement de marginaux, mais de pauvres, juste de pauvres, noirs pour la plupart, désespérés, jetés dans des taudis, délaissés, déjà enragés – je me souviens avoir été effleuré, alors, par le doute : et si nous étions, nous, les Européens amoureux de la « Big Easy », aveuglés par un malentendu terrible ? et si cette ville si poétique, cette cité qui nous semblait un concentré de civilisation et de culture, cette métropole nommée désir où les joueurs de cartes de Constantinople Street avaient tous l’air sortis de Tennessee Williams, n’était plus, vue d’Amérique, l’objet d’aucun désir du tout ? et si, pour un Américain moyen, pour un conservateur, électeur de George Bush, elle n’était que l’une de ces villes dépotoirs où ont été oubliés, avant qu’un ouragan ne les ramène de force dans la lumière, les laissés pour compte de la prospérité et du rêve ?
Je me souviens de mon arrivée à New Orleans, de nuit, venant de Bâton Rouge, à travers des étendues de bayous, puis des forêts d’arbres fantômes aux branches mangées de mousse espagnole, elle-même mangée par le brouillard.
Je me souviens de ma stupeur quand j’ai compris que New Orleans était la seule grande agglomération au monde construite, non seulement sur les marécages, mais sous les eaux, plusieurs mètres sous le niveau de la mer, avec digues précaires, pilotis vétustes, pompes et aspirateurs hors d’âge.
Je me souviens des odeurs de vase, à l’entrée de New Orleans.
Je me souviens de ce journaliste du Times-Picayune – le quotidien local qui fait campagne, depuis des années, pour une contribution fédérale accrue à la réhabilitation des marais de Louisiane – m’expliquant que la ville était encerclée par les alligators : veillaient-ils ou attendaient-ils leur heure ?
Je me souviens de cet ingénieur me disant que c’est pour cela que les cimetières, à New Orleans, sont construits sur les hauteurs, dans des grottes, à ciel ouvert : ils veillaient, eux, à leur manière, sur les vivants – mais comment faire quand on est si pauvre qu’on n’a même plus de quoi monter se mettre à l’abri de ses morts ?
Je me souviens, encore, de ce séjour, en haute mer, sur une plateforme pétrolière très « Breaking the waves » et je me souviens, pour y aller, du survol des faubourgs de la cité radieuse et spectrale, puis du Mississipi prenant progressivement ses aises : je me souviens de son delta infini, de ses dizaines, bientôt de ses centaines, de bras, tantôt énormes, tantôt grêles et pareils à un écheveau de fil clair jeté sur la terre limoneuse ; je me souviens de la lutte à mort des eaux et de la terre, des lambeaux de terre sauvés des eaux et qui, au bout d’un moment, semblaient des îles rares, perdues dans l’océan, de plus en plus étroites et longues et, pourtant, semées de maisons absurdes et folles.
New Orleans ou la chronique d’un désastre annoncé.
New Orleans ou la certitude qui vous étreignait que l’infini, comme la mort, finit toujours par gagner et que c’est l’eau qui, un jour, aura le dernier mot.
La capitale Cajun, songeait le voyageur français. Non. Ninive. Ou Sodome. Ou Gomorrhe. L’une quelconque de ces villes pécheresses dont la droite néo-puritaine a le culot de rappeler, ces jours-ci, qu’elles périssent toujours englouties.
La Venise du Sud, disaient les Européens. Mais non. Juste New Orleans, cette ville heureuse et disgraciée, splendide et secrètement morbide, dont le nom sera désormais le symbole, en Amérique, de la belle folie des villes en même temps que de leur hideuse et insupportable face d’ombre.
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