J’appartiens à une génération qui, dans les années 60 et 70, ne concevait pas de plus noble ambition que de publier son premier article dans Le Nouvel Observateur.

Le journal de Jean Daniel était alors le « côté de Guermantes » de la jeunesse intellectuelle. Le chic et la conviction. La mode et le sens de l’Histoire. L’historico-mondial et l’anecdote tissés dans le même écheveau. La certitude, en un mot, de voir sa prose voisiner avec celle des maîtres à vivre et à penser du moment. Deleuze et Clavel, Foucault et Jean-Louis Bory, le Castor et Fidel Castro, Pierre Mendès France et Roland Barthes ou Sartre.

Alors, pieusement, modestement, on apportait sa copie dans les locaux vétustes de la rue d’Aboukir. Et commençait un parcours initiatique dont chacune des étapes rappelait les grandes scènes de L’éducation sentimentale ou des Illusions perdues.

Il fallait obtenir les faveurs de Guy Dumur, ce gentleman-critique qui circulait en Triumph décapotable, qui portait du tweed même en été et qui, dans ses bons jours, vous donnait le sentiment que Ionesco, Beckett et même Brecht étaient déjà des intimes.

Il y avait Jacques-Laurent Bost, ce sartrien mélancolique, ce pilier de la gauche tendance Nausée, ce mauvais coucheur adorable et délicieusement dogmatique qui s’interrogeait, à voix haute, sur ce que telle virgule, si étrangement placée dans le texte que vous lui tendiez, révélait de votre relation au pratico-inerte ou au sériel.

Il y avait Lafaurie, Hector de Galard, Bénichou – oui, le même, le Bénichou de chez Drucker, conscience goguenarde des « Grands Documents » du journal, champion du monde de récitation de vers d’Apollinaire et d’Aragon, qui n’avait pas son pareil pour vous donner à penser que vos articles étaient déjà des chapitres de livre, et qui semblait doté d’une sorte de radar, de détecteur infaillible de tricherie, part de comédie, truc.

Mais ce n’était rien encore. Car, une fois passés ces obstacles, restait l’ultime examen, l’ordalie, la lice décisive où se jouait votre destin : Jean Daniel, jeune mais déjà majestueux, qui était le Gaston Gallimard du journalisme et qui, distant, un peu sévère, vous faisait passer, dès le premier rendez-vous, l’interrogatoire d’affinités : avait-on lu Guilloux ? où en était-on avec Stendhal ? que pensait-on de Frantz Fanon ? connaissait-on par cœur les stations de Chateaubriand dans son itinéraire vers Jérusalem ? était-on de son côté dans la querelle titanesque entre Edmond Maire et Georges Séguy, Lumumba et Moïse Tschombé, le major Antunes et les amis français d’Alvaro Cunhal ?

Ceux qui triomphaient de cette série d’épreuves étaient définitivement cooptés et entraient, enveloppés dans son murmure narcissique et généreux, dans la catégorie des « amis de l’Observateur ». Les autres, obscurs à jamais, restaient aux portes de cet empyrée, un peu comme Virgile abandonné par Dante sur le seuil du Paradis.

Alors, bien sûr, les temps ont changé. Le Nouvel Observateur est devenu un hebdomadaire comme les autres, parfois meilleur, parfois moins bon. Et la parole politique ambiante s’est, peu à peu, démocratisée – faisant de Jean Daniel une sorte de Bourbon d’une gauche devenue orléaniste et définitivement prosaïque. Si j’évoque, néanmoins, cette époque, si je mentionne ces souvenirs d’un temps où l’entrée dans la Compagnie d’Aboukir était comme un noviciat laïque, c’est que l’homme qui en fut l’âme vient de publier ses œuvres autobiographiques complètes et que je ne suis pas certain que les jeunes chroniqueurs qui en rendent compte ici et là – Lançon, Beigbeder… – sachent bien la place qu’il occupa et que, souvent, il occupe encore dans notre surmoi idéologique et dans nos vies.

On peut – ce n’est pas mon cas – ne pas apprécier ces livres.

On peut ne pas goûter cette littérature très particulière où l’intime le dispute à l’extime, la confidence à l’Histoire, et où tout se mêle : l’enfance à Blida et la blessure à Bizerte, la fondation d’un journal et l’amour de Michèle, l’homme qui ferraille – déjà – avec Chevènement et celui qui correspond avec François Furet ou Octavio Paz.

Mais je n’aime pas le ton ricaneur qu’ont certaines de ces descentes en flammes.

Je n’aime pas l’exercice de style obligé que semble en passe de devenir la danse du scalp autour de ce camusien hédoniste et, disent-ils, mégalomane.

Et je m’étonne, surtout, de l’étrange aveuglement qui dispense de voir comment cet homme qui fut, dans sa première vie, un modèle de journaliste, un professionnel exemplaire, un patron, est parvenu, sur le tard, à naître une seconde fois, dans la peau d’un écrivain dont je défie tous ceux qui prétendent, aujourd’hui, lui faire la leçon de dire ce que la postérité voudra ou non retenir.

L’auteur a l’âge où, en France, désarment habituellement les adversaires et où la célébration totémique de vos vertus finit, à l’ancienneté, par apurer les comptes. Avec lui, Daniel, rien de tel. Il est traité avec l’injustice, l’insolence, parfois la cruauté, habituellement réservées aux jeunes loups qui entrent dans la carrière. Quelle bizarrerie ! Et, d’une certaine façon, quel privilège, quelle chance !


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