Régis Debray m’est sympathique. Je n’ai aucune espèce d’aversion ni d’animosité de principe à son égard. Il me reste un peu d’estime, même, pour l’adolescent perdu d’autrefois qui, parti sur les traces du Che, termina l’aventure dans les prisons d’un fasciste bolivien. Et j’avoue ne pas entrer sans réticence, du coup, dans la longue meute de ceux qui, j’en suis sûr, sauteront sur l’occasion pour régler sans sommation le compte global de l’imprudent. Mais enfin, il y a les faits. Ces incroyables déclarations. Le titre officiel d’un homme qui n’est plus, quoi qu’il en dise, l’irresponsable monomaniaque qui faisait recette, jadis, dans la dénonciation des « salons sous les sunlights ». Et cette singulière démarche, donc, d’un conseiller culturel de Mitterrand dont le tout premier geste aura été d’aller au Québec injurier le plus fameux de nos médiateurs culturels. Pivot « dictateur » ? Je ne peux pas croire que notre homme ne sache pas le sens des mots. Je ne veux pas croire qu’il ne sache pas, lui justement, la gravité de ce mot-ci. Et l’on admettra qu’il est pour le moins piquant d’apprendre que nous vivons sous un régime pour qui l’audience et le succès sont purement et simplement assimilables à une forme de despotisme.

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Oh, bien sûr, devant le tollé, l’inquisiteur se dédira. Il s’est déjà dédit, d’ailleurs, dimanche soir à la télévision. Et j’ai eu peine à le voir si crispé, si piteux, essayant maladroitement de nous dire qu’il n’avait pas tout à fait dit ce qu’on avait dit qu’il avait dit… Pauvre Régis ! Pauvre vieux serviteur déjà ! Pauvre tête de gaffeur traqué derrière laquelle on ne devinait que trop la grosse voix de l’autre, son Maître, lui intimant de se rattraper ! La condition de courtisan a ses splendeurs. Elle a aussi ses misères. Et celle de celui-ci aura été d’apparaître là, devant les téléspectateurs, comme une sorte de couard lâchant pied devant le scandale ; renvoyant aux Québécois la responsabilité de l’incident ; prétendant, la tête haute, qu’il n’avait fait que reprendre les propres termes dans lesquels eux l’avaient interpellé ; et osant jurer, sans rire, qu’il n’avait rien contre Pivot, qu’il lui souhaitait longue vie, et qu’il la lui souhaitait même si longue qu’il n’avait pas de plus cher désir que de lui voir naître, très vite, une ribambelle de petits frères… Ah ! l’incorrigible guévariste qui, comme jadis pour le Vietnam, ne rêvait en réalité que de nous faire cadeau d’un, de deux, de trois nouveaux Pivot !

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L’idée, en soi, n’est pas mauvaise. Elle honorerait, si elle était sincère, la personne de son auteur. Elle ferait gloire, s’il l’appliquait, au régime dont il dépend. Et l’on se demandait en l’écoutant pourquoi il était allé si loin la suggérer quand il lui eût suffi de rester ici, à Paris, pour souffler à notre Haute Autorité de multiplier les « Apostrophes » ; d’en créer une sur chacune des chaînes qui en sont encore dépourvues ; de créer d’autres chaînes même, avec chacune leur émission ; de libérer lesdites chaînes, tant qu’on y est, et leurs ondes désespérément fermées à la libre circulation des mots et des idées… Oui, pourquoi ? Eh bien, parce que Régis Debray est aussi conscient que quiconque : primo que l’idée est absurde ; secundo qu’elle est contraire aux mœurs du régime le plus réactionnaire que nous ayons jamais connu en matière de médias de masse ; tertio que l’Etat y a tous les pouvoirs, mais qu’il n’aura jamais celui, en revanche, de décréter le talent ; quarto, et en conséquence, qu’il est en train de se payer notre tête avec ses tardives professions de foi « pluralistes » quand il n’est allé à Montréal, de fait, que pour y jouer à son aise les épurateurs. On brûle de connaître le nom, pardon les noms, du collectif de commissaires à qui l’on songe, à l’Élysée, pour réduire ce qu’on y appelle — drôle de langage décidément ! — l’insupportable « arbitraire d’un seul homme ».

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Est-il besoin de rappeler ce qu’il en est de cet « arbitraire » ? La pléiade d’écrivains, de tous bords et de toutes tendances, qui en ont été les élus ? Cohen, Guilloux, Singer, Bellow ou Jouhandeau révélés, pêle-mêle, au grand public ? L’intraitable éclectisme d’un goût que l’on devine rétif à toutes les formes de modes, de mots d’ordre ou de pressions ? Tout cela, Régis Debray le sait. Il sait, puisqu’il voyage, que cette indépendance apparaît exemplaire à bien des télévisions étrangères. Et il le sait même si bien que je soupçonne ce savoir, au fond, de n’être pas étranger à son éclat. Contrairement à ce qui se murmure, je n’arrive pas à croire en effet qu’il soit allé au Québec vider une tenace et mesquine querelle personnelle. Et j’ai trop d’estime pour l’intellectuel qu’il fut pour le soupçonner d’avoir cédé à l’une de ces obscures poussées de ressentiment auxquelles nous ont habitués d’autres participants, moins élégants, à la désormais fameuse opération « razzia sur la TV ». Non. Je crois qu’il a voulu, tout simplement et beaucoup plus clairement, nous dire qu’un socialiste français d’aujourd’hui est quelqu’un qui, au fond de lui-même, a parfois peur de la liberté ; et qui, de cette peur, est prêt, comme à l’accoutumée, à faire une terreur.

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Ou mieux, quelqu’un qui a peine à dissimuler son effroi face à cette forme particulière de liberté qu’incarne le signifiant télévisé. On peut faire en effet à Pivot tous les reproches que l’on veut. On peut ne pas aimer sa manière de préparer ou de conduire ses débats. On a le droit de trouver minces les quelques minutes qu’il octroie à des années d’écriture ou de recherche. Mais ce que nul ne peut nier, en revanche, c’est le pouvoir de vérité de ces minutes. L’impitoyable filtre qu’elles sont pour la voix, le regard de celui qui parle. La précision, sans merci ni recours, avec laquelle s’y enregistre la moindre faute de style où il se révèle ou se trahit. Cet impératif de sincérité, d’authenticité si l’on préfère, qui est le seul, au fond, auquel la caméra oblige. Et tant de truqueurs, d’imposteurs en tout genre qui, soudain, tombent le masque sous l’œil prétendument « malicieux » de l’animateur de l’émission. En sorte que Régis Debray, de nouveau, se trompe. A moins qu’il n’ait, à son insu peut-être, que trop raison encore. Et qu’il n’ait instinctivement compris qu’« Apostrophes » n’est ni la Sorbonne ni l’École pratique des hautes études mais une sorte, plutôt, de foudroyant détecteur de mensonge. Son crime ? Être le seul lieu de France où s’applique presque à la lettre le programme de Georges Bataille recommandant de penser, on s’en souvient, « comme une fille enlève sa robe ».

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Je comprendrais fort bien que l’image ne soit pas du goût de notre bouillant inquisiteur. Et je comprendrais que la seule idée puisse offenser sa rude pudeur de bien- pensant. Mais il faudra bien qu’il admette alors la nature presque phobique de sa crispation anti-médias. Le fond d’épouvante et de panique où elle est venue s’inscrire. Tout le flot de fiel et de bile puritains qui s’y est tout à coup exprimé. L’insondable abîme d’archaïsme, de haine de l’esprit moderne dont elle porte le témoignage. Et ce climat pesant, étouffant, chaque jour plus conformiste et chagrin, dont elle est le symptôme… Je n’ai rien, je le redis, contre Debray lui-même. Tant qu’il cantonnait à ses livres ses sourdes tentations poujadistes, je n’y voyais guère d’inconvénient. Et lors même qu’elles me visaient nommément, je me gardais toujours d’y réagir. Mais aujourd’hui les choses ont changé. Car même si ses propos québécois sont aussitôt désavoués ; même si l’intelligentsia, comme c’est probable, fait corps contre leur auteur ; même si Bernard Pivot sort grandi d’un affrontement sans gloire et, au fond, gagné d’avance ; bref, même si les déclarations du conseiller élyséen vont vite rejoindre celles de Jack Lang et de tant d’autres au musée des phrases pour rien et des redomontades sans conséquence, les mots restent, hélas, qui cristallisent dans les consciences et donnent peu à peu le ton d’un projet culturel d’ensemble. Ce projet, que l’on me pardonne si je dis qu’il me paraît fleurer de plus en plus fort l’odeur, malheureusement familière, de l’anti-intellectualisme bête, méchant et péremptoire.


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