Il ne faut jamais croire les écrivains sur parole.

Jamais.

Il ne fallait pas croire Proust quand il annonçait un roman (Contre Sainte-Beuve) qui était, en réalité, sa théorie de la littérature et de l’art.

Ni Sade quand il feignait de se passionner pour la mécanique des corps, leur physique secrète, leur érotique, alors qu’il ne s’intéressait qu’au théâtre.

Ni les adeptes du mentir-vrai quand ils déguisaient en fictions leurs véridiques autobiographies (Aragon).

Ni les mêmes quand, à l’inverse, ils travestissaient en autobiographie leur dernier, ou premier, grand roman (Malraux, Gary).

Eh bien, de même Philippe Sollers donnant un nouveau livre qu’il présente malicieusement comme des « Mémoires » – et hop ! c’est la quasi-totalité de la critique qui tombe dans le panneau et, comme un seul homme, s’écrie : « ça y est ! il passe aux aveux ! nous crache enfin le morceau ! depuis le temps qu’on l’attendait, ce beau récit apaisé, serein, autocritique, bilan, œil sur l’éternité, voilà comment j’ai vécu, je me suis bien amusé, au revoir, merci, addition, vestiaire… »

Le problème, c’est que ce livre n’est pas un livre de Mémoires.

Le problème, c’est que cet éternel joueur qu’est Philippe Sollers nous a, comme d’habitude, tendu un piège.

Ruse ? Facétie ? Désir de brouiller les pistes ? Goût du malentendu ? Prudence ? Façon, oui, de donner au Dieu-Cyclope qui règne dans l’Olympe du spectacle la came qu’il attend, qui va momentanément l’apaiser et permettra à l’écrivain de poursuivre, quelque temps encore, son chemin ? Je l’ignore. Mais la réalité est celle-là. Ce livre de prétendus Mémoires est un livre de combat, un vrai, pas apaisé du tout, pas le moins du monde en retrait, juvénile, enjoué – où un grand écrivain reprend, quoique sur un autre mode, la guerre de longue durée qu’il mène depuis H, et Femmes, et La Guerre du goût, et le reste.

Un livre pour rappeler, par exemple, que l’élection d’un pape polonais fut, avec le schisme sino-soviétique, l’événement majeur de la seconde moitié du siècle dernier.

Un livre pour dire, premièrement, que Dieu est mais n’existe pas – et, deuxièmement, que le Diable n’est pas le malin que l’on croit, qu’il est l’inintelligence même, la bêtise personnifiée, le mauvais goût, l’ignorance.

Un livre sur l’Éternel Retour entendu comme un test, juste un test, destiné à vérifier que nous désirons assez les choses pour vouloir qu’elles reviennent, à jamais, indéfiniment.

Un livre sur Venise qui, ici, s’écrit « Veni etiam » – viens encore, viens toujours, reviens.

Un livre du rire et de la mémoire.

Un livre antiressentiment, antimélancolie – un livre machine de guerre contre ce dépressionnisme, cette acédie, qui est la maladie du moment.

Le livre d’un écrivain détesté, insulté, traîné dans la boue, réprouvé – mais qui, de cette réprobation même, a fait un prodigieux levier pour soulever, penser, vouloir le monde.

Un livre qui ne pardonne rien et ne demande pardon de rien.

Un livre où, comme chez le Kant de L’annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, l’on tient, non seulement la littérature, mais la métaphysique pour un champ de bataille (Kampfplatz) où se livre une guerre sans merci.

Un livre où on écrit comme on peint, à la chinoise.

Un livre où il est dit, comme chez Nietzsche, que la vie, sans la musique, serait une erreur.

Un livre qui revient, à plusieurs reprises, sur cet axe Vichy-Moscou qui fut, et reste, la source du mal français.

Un livre où l’on apprend que l’auteur, chaque année, le 14 juillet, accroche dans son jardin quatre drapeaux : le français, l’anglais, le chinois et celui du Vatican.

Le livre d’un « Européen d’origine française ».

Le livre d’un homme qui a entendu l’appel heideggérien à devenir cet « appelé » qui saute « hors du groupe de tous les autres ».

Le livre d’un pessimiste actif qui a compris, très tôt, que ce n’est pas lui qui sent le soufre mais l’époque qui sent le moisi.

Mourir ? Pas envie de mourir, dit l’auteur. Mais quitte à mourir, un jour, le plus tard possible s’il vous plaît, que la société sache qu’elle n’aura de moi que mes manuscrits et mes restes ; et, ces restes, qu’ils soient enterrés à l’île de Ré, près de ce carré des corps non réclamés où l’on inhuma, dans mon enfance, les corps des jeunes pilotes australiens venus libérer la France.

Un livre qui invite chacun à faire le tri entre ses bonnes étoiles (étymologiquement, ses astres) et ses mauvaises (celles qui le paralysent et, à la lettre, le sidèrent).

Un livre où il est dit qu’un écrivain, de toute façon, a plusieurs vies : l’officielle, la sociale et, surtout, la souterraine qui, tantôt continue après la vie, tantôt s’arrête avant – tant de morts parmi les vivants ! tant qui se croient encore en vie mais qui sont, en réalité, des cadavres !

Le livre d’un vivant définitif, et splendide.


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