« J’étais un con » : c’est l’explication que Georges Boudarel donne à son aberration de jeunesse qui le fit endoctriner sans pitié ses malheureux compatriotes prisonniers d’un camp du Vietminh en l’an 1953. Cette lapidaire autocritique, vous ne la trouverez guère répandue chez les intellectuels égarés dans les deux séismes idéologiques du siècle que furent le fascisme et le communisme. Dommage ! Elle dit déjà beaucoup.

Lisez, pour aller plus avant, ce roman d’aventures intellectuelles de Bernard-Henri Lévy, cette confession d’un enfant du siècle promenant les lueurs bougées de son flambeau sur les tombeaux de nos calamiteux prophètes. Mieux que dans sa série télévisée, et par la grâce d’une écriture frémissante, vous saisirez comment de pures idées, d’abord jeunes vierges d’acier, devinrent de sinistres sorcières rouillées. Comment la petite fille Espérance tourna en vieille Faucheuse de l’assassinat collectif. Comment Antigone se fit Athalie.

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Qu’il s’agisse d’artistes magistraux usant en politique du crédit de leur œuvre ou de simples clercs quittant le fief de leurs compétences pour les Champs-Élysées de l’incompétence publique, le trait commun demeure celui de la dévotion soudaine ou progressive à une utopie : celle qui va, croient-ils, changer, pour le meilleur, la Politique, la Société, l’Homme lui-même… Vous trouverez bien, ici ou là, de moins ambitieux ressorts : la vanité d’un élitaire d’être honoré par la rue ; le vertige, pour quelques fascistes, de succomber au prestige esthétique de l’Ordre ; sans compter la vieille déférence du clerc français pour les hochets des Princes. Mais, pour presque tous, l’utopie reste bien, quoi qu’ils en aient, un « idéal » d’essence religieuse. Ces hommes qui furent pour la plupart des agnostiques ou des athées se font, nolens volens, les prophètes, puis les servants d’une religion terrestre. Dans leur ciel vide de Dieu brille une constellation d’idoles que domine la déesse Révolution.

Contre la médiocrité trop humaine de nos démocraties, ils élèvent des absolus : ainsi, chez les fascistes, la pureté de la Race ; chez les communistes, la pureté du Peuple. Architectes d’abstractions, ils échafaudent, du zéro à l’infini, des constructions mirifiques dont rien n’arrêtera le chantier infernal. Aux certitudes des religions révélées des temps jadis, ils substituent jusqu’à l’absurde des certitudes pseudo-scientistes.

Que vous cédiez ou résistiez aux partis pris de ce livre, ce qui vous submergera c’est la rumeur du siècle. Et cette fresque ténébreuse où l’on voit de si grands esprits naufragés dans de si basses eaux mythologiques ! Un Drieu La Rochelle abîmés jusqu’au suicide dans la fascination des rituels de Nuremberg. Un Sartre, grand-papa gâteau, grand-papa Mao, humilié par ses Gardes rouges jusqu’à plaider la cause du terrorisme. Un Foucault, contempteur de la prison française, soudain foudroyé d’espérance par les geôliers khomeynistes. Terrible !

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Mon seul regret, c’est qu’en BHL l’artiste, l’homme de cœur, parfois l’ancien disciple, ne puissent se déprendre d’une indulgente tendresse pour ces bouches d’ombre, et, par comparaison, d’une dépréciation relative, chez les autres, de la vertu de jugement. C’est la première, pourtant, des vertus publiques, et qui, elle, ne se mesure pas à l’esthétique ni au sentiment. « Tout le monde » ne s’est pas trompé, comme on voudrait le faire accroire, sur Mao : ni Simon Leys ni Revel. Ni Aron, dont BHL ne reconnaît, dirait-on, qu’avec regret la rectitude et l’impavidité d’esprit au milieu de tous ces délires. Dans le timbre même de la voix d’Aron, BHL voit je ne sais quoi de terne et d’appliqué, où je n’entendais, moi, que des sonorités de passion contenue. Bonheurs et limites du subjectif.

Plus étonnant, ceci : BHL dessine, in fine, et pour interpréter ces dérives totalitaires, l’antique absolution, celle de leur « nécessité » historique : est-ce que toutes ces atroces aventures n’auraient pas, d’une certaine façon, été « nécessaires » pour que, sur leur ruine, triomphe la liberté ? Je ne suivrai pas BHL sur cette vieille pente « historicistes » : elle mène aux gouffres qu’il dénonce. Dans le siècle, de grandes sociétés modernes – les anglo-saxonnes, par exemple – ont échappé, dans leur santé, à ces maladies totalitaires et à leur prétendue « nécessité ».

Au fond, la trahison marxiste des clercs d’après-guerre mérite les mêmes jugements que Benda portait à la trahison fasciste des clercs d’avant-guerre. S’il faut aux hommes libres une morale de la pensée, elle doit – Benda le dit très bien – ne sacrifier qu’à ces valeurs « statiques et désintéressées que sont la Justice, la Vérité et la Raison ». Autant dire que le clerc qui les servira devra « déclarer aux hommes que son royaume n’est pas de ce monde ».


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