Le philosophe-écrivain-journaliste Bernard-Henri Lévy n’a pas son pareil pour accaparer les médias dès qu’il publie un livre. La récente parution de Qui a tué Daniel Pearl ? n’a pas échappé à cette règle-là, au point de susciter l’irritation de certains, dont nous fûmes. Jusqu’au moment où nous nous décidâmes à lire le « romanquête » de BHL qui a cherché un an durant, à « élucider le mystère » de l’assassinat de Daniel Pearl, ce journaliste américain enlevé puis décapité le 31 janvier 2002 à Karachi (Pakistan) par une bande de « fous de Dieu ». Résultat : voilà un livre captivant, effrayant, bouleversant, courageux aussi. Un livre qui mérite, c’est à n’en pas (plus) douter, d’être défendu. Dont acte.

DELPHINE PERAS : Vous écrivez que Daniel Pearl était « l’homme qui en savait trop » : qu’avait-il découvert exactement ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Des choses sur les liens entre Al-Qaïda, les services secrets du Pakistan et un savant pakistanais de premier plan, spécialisé dans l’énergie atomique. C’est écrit en toutes lettres dans l’un des tout derniers articles qu’il ait publiés le 24 décembre 2001 dans le Wall Street Journal. Cet article n’avait pas fait grand bruit aux États-Unis. Mais au Pakistan, il a alarmé beaucoup de gens impliqué dans ce réseau et qui ont craint que le journaliste ne pousse son investigation plus loin. Daniel Pearl était également sur le point de démasquer un certain Gilani, l’un des gourous de Ben Laden, l’un des maîtres de ce maître, un personnage secret, mais au pouvoir considérable.

N’allez-vous pas un peu trop vite en besogne lorsque vous affirmez que l’assassinat de Daniel Pearl « est un crime d’État, voulu et couvert, que cela plaise ou non, par l’État pakistanais » ?

C’est un crime d’État dans la mesure où son instigateur, Omar Sheikh, n’est pas un fanatique isolé mais un agent des services secrets pakistanais. De cela, je suis sûr et j’en apporte les preuves. Qu’il soit également un opérateur d’Al-Qaïda, j’en suis à peu près sûr. Qu’il soit impliqué dans la mainmise des islamistes sur la bombe pakistanaise : c’est l’une de mes hypothèses. Qui a tué Daniel Pearl ? est un livre ouvert, probablement le plus ouvert de tous mes livres, avec sa part de doutes et d’incertitudes.

Certains spécialistes estiment qu’actuellement la menace islamiste viendrait de l’Arabie saoudite plutôt que du Pakistan : qu’en pensez-vous ?

Personne n’est capable de dire précisément si c’est de l’Arabie saoudite ou du Pakistan qu’il faut se méfier le plus. Ce sont deux pays également explosifs, quoique pour des raisons différentes. Une majorité des terroristes du 11 septembre venaient effectivement d’Arabie Saoudite où l’apocalypse semble larvée, le Pakistan tenant plutôt du volcan en éruption permanente. Mais dans la fabrication d’une idéologie islamiste radicale, ces deux pays se partagent la tâche. Je note toutefois que le FBI et la CIA sont présents au Pakistan plus que nulle part ailleurs.

Faut-il voir à travers votre livre un avertissement aux autorités occidentales ?

Les puissances occidentales sont obnubilées par le monde arabe et le conflit israélo-palestinien. Or les Européens comme les Américains tardent à prendre conscience que les foyers du terrorisme de demain se sont déplacés vers l’Asie ; à commencer par le Pakistan dont le président Pervez Musharraf lui-même est, à lui tout seul, une sorte d’image vivante, de symptôme de ce rapport de forces au sein même de l’État. Il est faible, désinformé, fragile. C’est pourquoi, d’ailleurs, il n’est pas forcément de mauvaise stratégie de vouloir le renforcer.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir ?

Oui, bien sûr. Parce que ces islamistes sont d’un fanatisme que je n’ai vu nulle part ailleurs. Ils sont très organisés et disposent de moyens financiers considérables. L’islamisme est en train d’exploser et de court-circuiter l’islam des lumières, cet islam de bienveillance et de modération qui existe à côté de lui et qu’il faut défendre à tout prix.

Dès votre arrivée au Pakistan, vous découvrez que votre nom évoque un fait celui d’un bataillon de paramilitaires inventés par les Anglais pour faire la police aux frontières, les « Levy Malakand ». Pour autant, n’avez-vous jamais envisagé de changer de patronyme au cours de votre enquête ?

Non, ça ne m’est pas venu à l’idée. Quand on fait une enquête sur les traces de Daniel Pearl et qu’on s’appelle Bernard-Henri Lévy, est-ce qu’il serait sérieux de changer de nom ? La vérité c’est que cet antisémitisme pakistanais est un antisémitisme sans juifs, et qui n’a pas la moindre idée, la moindre expérience concrète, de ce qu’est le judaïsme concret. D’une certaine façon, ce degré zéro de l’expérience du judaïsme concret est aussi la vérité chimiquement pure de l’antisémitisme réel.

Vous est-il arrivé de craindre pour votre vie ?

Il y a eu des moments un peu angoissants, ça c’est sûr. Ce faux journaliste, par exemple, qui voulait m’emmener dans un lieu soi-disant sûr pour mieux m’interviewer… Ou bien ma nuit à l’hôtel Akbar, à Rawalpindi, dans les environs d’Islamabad. J’avais décidé de m’y rendre car c’est là que Daniel Pearl a rencontré Omar Sheikh pour la première fois, douze jours avant son enlèvement. J’ai vite compris que cet hôtel était en réalité l’une des bases officieuses des services secrets pakistanais. L’atmosphère était lugubre, sordide.

Que répondez-vous aux critiques visant votre procédé du « romanquête » qui vous fait recourir à l’imaginaire « là où le réel se dérobe » ?

Je l’assume totalement, j’ai mêlé à dessein le réel et l’imaginaire. Je crois même que, si ce livre a une force, elle est là. S’il apporte quelque chose, c’est précisément parce que c’est un le livre d’un écrivain avant d’être celui d’un journaliste.

Vous n’êtes sans doute pas sorti indemne de cette expérience…

Ce qui ne laisse pas indemne c’est de vivre un an sur les traces, dans la tête, presque dans la peau d’un mort. Mais tel était mon choix.


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