Ne pas tomber, d’abord, dans le piège du football générateur, en tant que tel, de violence et de casse, de hooliganisme meurtrier et de beaufitude à front de taureau. Dieu sait si je ne suis pas de cette religion-là et si m’indiffèrent, depuis toujours, ces histoires de fête du ballon rond, de France qui gagne, de fraternité des stades et par les stades. Mais j’ai vu, comme tout le monde, l’image de ces casseurs du Trocadéro. Je les ai entendus dire et répéter, à la télé, qu’ils se foutaient du foot, qu’ils étaient là pour casser et pour casser seulement, et que, s’il existait, ailleurs, une autre occasion de rassemblement, s’ils entendaient parler, n’importe où, à propos de n’importe quoi, d’une autre fête à troubler, d’une autre liesse à perturber, d’une autre exultation communautaire dans laquelle s’introduire pour la retourner, eh bien, c’est là qu’ils iraient. Mieux, je regarde ce que le foot devient. J’observe ces équipes métissées, babélisées, où l’on parle plus d’une langue et où le lien avec le national, le local, l’esprit de clocher, ne tient plus qu’à un fil, le meilleur, celui du nom. Je compare au foot d’il y a vingt ans. Je me rappelle l’époque où l’ultranationaliste et futur criminel contre l’humanité Arkan était le patron des supporters du plus grand club de Serbie et où l’exact équivalent existait côté croate. Et je me dis que les choses vont, de ce point de vue, plutôt dans le bon sens : extinction lente du mirage ethnique ; réduction des chauvinismes afférents ; mise en suspens, peut-être même, de l’un des ressorts, partout ailleurs, du populisme le plus crasse – y a-t-il tant d’autres lieux que le stade où, selon la formule consacrée, 22 millionnaires peuvent se produire sans être ni lynchés, ni insultés, mais adulés ?
Ne pas céder non plus à la tentation, courante chez les politiciens médiocres et chercheurs de mauvaises querelles, de voir dans ces scènes de guérilla urbaine un phénomène unique et sans précédent – coup de tonnerre dans un ciel serein, convulsion dans la civilisation, tournant historique, choc inédit. Des violences urbaines, l’Amérique en a connu d’infiniment plus brutales à l’époque (années 1960) où, inspiré par les Black Panthers et autres Diggers ou Weatherman Underground, on allait à l’assaut du Capitole, du Pentagone ou, pour libérer Thimothy Leary, le chantre de la révolution sous acide, de telle prison d’Etat. L’Europe des années de plomb (en gros, la décennie suivante) en a connu d’infiniment plus sanglantes où les Etats, harcelés par les Autonomes, puis par les Brigades rouges et autres Bande à Baader ou Action directe, répondaient par des régimes d’exception et où ce sont des villes entières qui vivaient en état de siège. Sans parler, en France même, des violences de 2005 (crise des banlieues) et 2006 (en marge du mouvement anti-CPE) qui ne furent pas moins spectaculaires – ni, beaucoup, beaucoup, plus tôt, de cette Belle Epoque, si mal nommée, où ce que l’on appelait la “guerre sociale” prenait des formes qui, grâce au ciel, semblent aujourd’hui conjurées : confrontée aux terrassiers de Draveil ou aux grévistes de Fourmies, la troupe qui fait feu et qui tue ; et, en face, une politique du crime qui autorise l’un (Léon Léauthier) à poignarder, dans un restaurant, un client décoré choisi au hasard, ou l’autre (Emile Henry) à faire sauter le Café Terminus. Les fureurs du jour, rapportées aux illégalismes d’hier et d’avant-hier, n’apparaissent-elles pas comme une illustration nouvelle de l’adage selon lequel l’Histoire n’en finit pas de répéter en mode mineur ce qu’elle a d’abord vécu sur l’air de la tragédie ?
Non. S’il y a une nouveauté dans ce qui s’est produit la semaine dernière et qui, sans aucun doute, se produira encore, s’il y a quelque chose à retenir dans l’attitude de ces gangs en train, maintenant qu’ils savent que le roi est nu, c’est-à-dire que la police est impuissante, de faire boule de neige et de devenir masse, c’est ceci – qu’il faut se garder, pour le coup, de sous-estimer. Le vandalisme pur. La barbarie à visage barbare. La volonté de casser pour casser, sans l’ombre d’une raison, ni même d’une folie, politiques. Le lien social réduit à rien ou, s’il ne l’est pas encore, objet d’une annihilation méthodique. Les terroristes d’autrefois en avaient après les “bourgeois” et l’ordre qu’ils étaient censés incarner. Les assassins de la bande à Baader avaient un projet politique abject, mais c’était un projet politique quand même. Les casseurs d’aujourd’hui, qui pourraient, ce qu’à Dieu ne plaise, devenir les terroristes de demain, n’ont plus de projet du tout. Tels les voyous publics dont Nietzsche disait qu’ils étaient la force qui monte dans les grandes métropoles démocratiques modernes, ils vivent dans le temps mort de la simple rage de rompre, donc, ce qui fait lien entre les hommes. J’ignore si ceci est plus fatal que cela. Ni si une exécration sans grief ni dessein est plus, ou moins, difficile à apaiser qu’une véhémence articulée. La seule chose dont je sois sûr, c’est que rien n’est plus fragile qu’un lien social. Tout n’y tient que par magie, disait Paul Valéry citant La Boétie et sa méditation sur la servitude volontaire. Attendu que, sur ce point, il en va du collectif comme des sujets qui le composent et qu’il y a, pour lui aussi, plus d’une façon de dépérir, un rien peut le dissoudre, liquéfier, incendier, fragmenter. En sommes-nous là ?
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