Le plus désolant, dans cette campagne, c’est la résignation à voir le Front national accéder au deuxième tour de l’élection.

Il y a quinze ans, un deuxième tour avec Le Pen c’était un séisme : aujourd’hui, c’est une évidence.

Il y a quinze ans, les forces vives de la nation étaient dans la rue pour hurler d’une même voix l’horreur de cette image d’elles-mêmes que leur renvoyait le miroir de l’extrême droite : aujourd’hui, c’est une donnée de la situation, un fait acquis, presque une nécessité, un axiome.

On dira que les situations ne sont pas comparables et que Le Pen n’est plus Le Pen : ce n’est pas exact ; et il suffisait, pour s’en convaincre, de voir, jeudi dernier, sur France 2, l’enquête d’« Envoyé spécial », le magazine d’Élise Lucet, sur le trio d’anciens du GUD, ce syndicat étudiant des années 1970, ultraviolent et fascisant, qui murmurent à l’oreille de la candidate.

On dira que telle est la réalité du pays et qu’elle apparaît, cette réalité, dans tous les sondages sans exception : soit ; mais depuis quand les sondages font-ils la loi ? et l’honneur de la politique, et du commentaire de la politique, n’est-il pas de tout faire pour, compte tenu de la photographie que donne, à un instantt, l’universel sondage, travailler, informer, convaincre et contre-opiner, faire bouger l’image et la désavouer – bref, remonter le courant d’une opinion qui n’est jamais, en démocratie, le visage de la fatalité ?

On peut tourner le problème dans le sens que l’on voudra.

Il y a dans cette absence de réaction, de révolte et même de réflexion, il y a dans cette reddition des intelligences et des cœurs face à une perspective qui, hier encore, nous semblait une menace mortelle, il y a dans cette apathie fétide le signe le plus terrible de notre désolation.

Alors, la première question, c’est évidemment de savoir comment on a pu en arriver là.

Il y a le désir obscur de jouer avec le feu du pire et, comme dans les romans de Stefan Zweig ou de Hermann Broch, de chercher, à tout hasard, son bourreau.

Il y a le calcul tout simple que font les grands candidats : la vraie assurance victoire c’est d’éviter, au second tour, le débat forcément incertain avec le républicain de l’autre rive ; le meilleur ticket d’entrée à l’Élysée, celui qui offre la plus grande chance de l’emporter en même temps qu’un beau sacre plébiscitaire, c’est d’apparaître, comme Chirac en 2002, le meilleur rempart contre un fascisme dont on tient qu’il a très peu de chances de passer ; moyennant quoi on se dispute le misérable honneur d’une lutte finale avec Mme Le Pen.

Et puis il y a sans doute aussi un effet de structure plus global – et qui tient à la place centrale qu’a fini par occuper, en ces temps de lepénisation des esprits, le Front national « dédiabolisé » (quelle bizarrerie, soit dit en passant, que ce vieux pays de tradition majoritairement catholique ne paraisse pas s’aviser du colossal aveu qu’est ce mot même de « dédiabolisation » : la plus grande ruse du diable, disait le catholique Charles Baudelaire, n’est-elle pas de faire croire qu’il n’existe pas, ou qu’il se serait dissous et, à la lettre, dédiabolisé ?).

Jadis, c’est le PCF qui était au centre de la structure : aujourd’hui c’est le FN.

Jadis, faire de la politique c’était se déterminer pour ou contre un Parti communiste qui était l’astre fixe autour duquel gravitait le reste des étoiles (et le pro- gramme commun des politiques était, d’ailleurs, de sauver à tout prix ce Parti déshonoré mais essentiel à leur survie) : aujourd’hui, c’est le parti lepéniste qui a pris la place laissée vacante et devient le corps noir autour duquel s’ordonne l’universelle gravitation.

Et c’est là le plus inquiétant.

Mais la vraie question est de savoir ce que l’on peut concrètement faire pour conjurer les effets de cette étrange soumission.

Peut-être n’est-il déjà plus temps de faire quoi que ce soit.

Et peut-être la patrie des droits de l’homme se hait-elle désormais si fort qu’un invisible siphon y aurait aspiré tous ses anciens réflexes de hauteur et de dignité.

Mais on peut rêver, tout de même, d’un sursaut civique qui n’attendrait pas le soir du premier tour pour nous ressortir des armoires les oripeaux poussiéreux de l’antifascisme version 2002.

On peut rêver, à gauche, d’un vrai vote utile laissant à leurs jeux narcissiques et, au fond, si médiocrement politiciens les candidats Hamon et Mélenchon.

On peut espérer, à droite, une sortie de l’indécision où se trouve plongée, nous dit-on, une part considérable des électeurs.

Et serait-ce trop demander, enfin, aux commentateurs que de rappeler, et rappeler encore, que le véritable enjeu d’une présidentielle n’est pas l’avènement de la transparence, de la pureté ou même d’une éthique impeccable – mais l’affrontement de deux visions distinctes de l’idée républicaine ?

Il n’est pas dit, d’ailleurs, que ce ne soit qu’un rêve.

Car nous avons la mémoire si courte que nul ne semble avoir à l’esprit l’épisode des régionales d’il y a un an où tous les instituts de sondage donnaient le Front national, avec 30 % des suffrages, premier parti de France.

Or vint l’élection elle-même et il ne fut pas premier, ni deuxième, mais troisième – et, au grand dam des sondeurs et des Cassandre intéressées, la « vague bleu marine » annoncée ne déferla finalement pas…

Nous en sommes là.

Il reste parfaitement possible que, les mêmes réflexes produisant les mêmes effets, le peuple de France triomphe une fois de plus des défaitistes de l’esprit – et de soi.


Autres contenus sur ces thèmes