C’est, dès les premières images, un échalas qui joue les fiers-à-bras.
Un héros dégingandé, Belmondo chez Godard, insolent et poseur, dont le bonnet de marin, l’éternel cigare cubain, les manières, semblent des afféteries.
C’est un journaliste free-lance, presque un adolescent, qui fonce sur Sniper Alley pour épater sa passagère et multiplie les gamineries sous le chapiteau défoncé de l’Holiday Inn.
Et puis, soudain, dans un plan enneigé des contreforts de ce Stalingrad immobile que fut Sarajevo, au détour d’un dialogue avec un confrère américain sidéré, le film réussit ce double prodige symétrique : saisir Marchand vivant, et découvrir Sarajevo morte – d’un côté la légende ressuscitée de ce Martin Eden tragique que fut le reporter de guerre Paul Marchand et, de l’autre, la ville reconstituée sous son linceul de bombes.
Sarajevo donc. Sarajevo kaki et béton. Ce gris de peur et de charogne qui semblait, à Sarajevo, tacher les chairs et les capuches. Les Ford Fiesta déglinguées et les appartements trop calfeutrés où, à Sarajevo, une pomme était trésor et un œuf ambroisie. Les jours de fête, à Sarajevo, lorsque revenait l’eau chaude dans les douches. Le jésuitisme, à Sarajevo, de ces Nations unies si fières d’avoir compté, à la sous-munition près, le nombre des offensives serbes, mais incapables de rien tenter pour les empêcher. Sarajevo cadrée en format carré, comme dans les films muets, et comme pour signifier l’enfermement dans ses artères de congères, de misère et d’effroi. J’ai filmé Sarajevo. D’autres l’ont fait avant et après moi. Mais je ne me souviens pas que l’on ait rendu, comme ici, dans ce « Sympathie pour le diable » du réalisateur canadien Guillaume de Fontenay, l’atmosphère de cette ville martyre, retranchée du séjour des vivants et plongée dans sa nuit de cendres et de formol.
Mais ensuite, surtout, Paul Marchand, ce mystérieux jeune homme dont on se racontait, à Sarajevo, entre juillet 1992 et octobre 1993, les provocations et les facéties ; ce fêlé qui truquait sa biographie mais vérifiait, jusque dans les morgues, le nombre exact des tués de la nuit ; ce greffier de l’horreur qui, à en croire le film, s’était fait une demeure « dans l’odeur solennelle du sang et de la poudre » ; ce peintre des batailles, déchiré et rimbaldien, aristocrate des périls, qui semblait compter plus de vies qu’un chat avant d’avoir, un jour, à les suicider toutes ; ce joueur de poker qui bluffait contre les snipers, doublait la mise face aux obus et semblait toujours en train de creuser son découvert à la banque du destin. « Qui a dit que j’étais journaliste », lance-t-il en défi au « Profession : reporter » d’Antonioni ? C’est vrai. Pas seulement journaliste, en effet. Mais Orphée retrouvé dans une Troie asphyxiée. Mais Charon sinueux entre rives serbes et bord bosniaque de cette ville en sous-sols où survivaient des héros épuisés. Mais un Protée narquois et voyou qui pouvait négocier le relevé d’un bunker contre une pizza de contrebande – et puis, tout à coup, ce révolté hirsute de colère face à un bébé au crâne explosé ; cet homme en fureur qui prend tous les risques, non pour la gloire, mais pour sauver la vie d’un cancéreux, oncle d’une femme aimée, ou obtenir d’un général onusien la livraison de fioul à l’hôpital civil à sec ; ce concentré de bravoure qui, lorsque pointe le risque de devenir Ponce Pilate, transgresse tous les codes pour, face à la veulerie générale, transporter lui-même des détonateurs à destination des agressés.
J’ai croisé Paul Marchand, quelquefois, dans Sarajevo assiégée.
Et la vérité est que, contrairement à ceux qui lui rendent hommage ces jours-ci, je n’avais guère de sympathie pour lui – ni, je crois, lui pour moi.
Mais je dois dire que, découvrant le film que Fontenay consacre à sa jeune vie, tourmentée et brisée, je me reproche ce rendez-vous manqué. Pascal, disait Baudelaire, avait « son gouffre avec lui se mouvant ».
Eh bien Marchand avait ses failles, presque aussi nombreuses que les craquelures des immeubles de Skanderia, et qui cheminaient avec lui, dans les pas d’un Kapuscinski (en plus flambeur), d’un Kessel (en moins sérieux) ou d’un Orwell (mais façon cœur amoureux et canaille).
Il était ce vif-argent, instable et éclatant, rapide comme l’éclair, mais plus grave qu’il n’y paraissait avec sa façon de ne pas se résoudre à ce qu’un coup de dés, ou de sniper, puisse abolir la vie d’un humain.
Et j’entrevois, chez ce faux cynique, derrière son énergie boudeuse et sa part de ténèbres, une façon de transformer sa mélancolie en principe d’action, de brûler ses vaisseaux pour mieux porter l’incendie chez les âmes faibles et les cœurs tièdes, qui le rend, à l’écran, inoubliable et bouleversant.
Le film dit tout cela.
C’est un tombeau pour un mort-vivant à la construction duquel l’auteur a consacré quatorze ans de sa propre vie.
C’est un thriller vrai, qui dresse un piédestal à ce personnage excessif, écorché du journalisme et prince Mychkine à fleur de peau prêt à voir trouer celle-ci, sa peau, si c’est le prix d’un reportage exact, d’une image juste ou d’un son vrai.
Et il rend, ce faisant, par-delà Marchand, un hommage lucide mais ému à la vingtaine d’aventuriers et esprits forts de la presse internationale qui découvraient, au même moment, que Sarajevo redevenait la capitale mondiale de la douleur.
Je crois, depuis ma jeunesse, que les reporters de guerre sont des seigneurs de la démocratie.
J’aime, dans ce métier, le mélange d’esprit d’enfance et de courage, d’art du théâtre et du baroud, d’arrogance et de dénuement face à la misère des hommes qui, bien souvent, sauve l’honneur.
Ce film le rappelle – et c’est bien.
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