Une nuit à l’Opéra
Mon nom aurait-il miraculeusement disparu au fichier du grand banditisme intellectuel que tient si bien à jour, pourtant, la Préfecture des Lettres ?
A-t-on craint, en haut lieu, que je ne mette à exécution mes menaces de l’autre semaine et que je ne débarque coiffé d’une kipa et muni d’un crucifix pour expliquer ce que c’est qu’un catholique polonais ?
Toujours est-il que je suis apparemment l’un des très rares privilégiés à avoir échappé au formidable coup de filet lancé par le Pouvoir, à l’avant-veille de Noël, dans les milieux intellectuels.
A n’avoir point reçu cet inénarrable petit bleu, mi-feuille de route mi-convocation policière, par lequel notre ministre des P.T.T., promu pour l’occasion aux plus hautes dignités culturelles, sommait les clercs parisiens de s’assembler d’« urgence » à l’Opéra.
A n’avoir pas pu assister, du coup, à l’extravagant spectacle d’un Gabriel Garcia Marquez, dont nul n’ignore les liens avec la plus brutale des dictatures fascistes d’Amérique latine, acceptant de présider une manifestation de soutien au peuple de Varsovie.
Car, tout de même, quelle farce ! Quelle sinistre et grinçante plaisanterie ! Quel fabuleux lapsus, surtout, de la part des organisateurs de la soirée ! Garcia Marquez portant le drapeau des Polonais, c’est un peu comme si Fidel Castro portait celui des homosexuels de La Havane. Georges Marchais ou Roland Leroy celui de Soljenitsyne, de Sakharov, de Maximov. Drieu La Rochelle ou Brasillach, jadis, celui des juifs, des gitans, des communistes dans les camps de concentration nazis.
Que pense de cette singulière débauche idéologique Armando Valladares, le grand poète cubain qui, paralysé au fond de sa geôle, accablé de souffrance et probablement de maladie, a largement franchi le cap des cent ans de solitude — mais sans que le nouvel apôtre des droits de l’homme ait jamais cru bon, encore, de s’émouvoir de son calvaire ?
Bêtes mais pas méchants
Bien voir l’importance extrême de cette affaire de l’Opéra.
Ce qu’elle illustre c’est d’abord, et à coup sûr, la touchante bonne volonté des responsables socialistes.
Leur goût, leur désir, leur folle passion de porter haut les couleurs de la dignité humaine bafouée.
Mieux, l’indéniable et très méritoire activisme qui, au sein de l’internationale socialiste et aussi, plus généralement, de la classe politique européenne tout entière, les a portés aux avant-postes de la protestation antisoviétique.
Mais c’est aussi, et en même temps, l’inévitable naïveté de cette protestation justement. Les gaffes hallucinantes où elle peut, sans crier gare, et dans la plus totale innocence, aller se dilapider. Ces vastes zones d’ombre qu’on devine dans les têtes, dans l’univers, dans la langue même de ces hommes et qui les rendent parfois, tout d’un coup, aveugles à ce qu’ils croient voir, sourds à ce qu’ils pensent entendre et si mal lotis, au fond, pour articuler la vérité de leurs propres intuitions.
Un léniniste parlerait d’une théorie déficiente, et en retard sur sa pratique. Un freudien d’un travail analytique obscur et rusant avec l’intention bonne. Un linguiste, d’un discours opaque, fermé, contraignant et qui, structuré comme un inconscient, oblige littéralement ses locuteurs. Un historien des idées, plus simplement, de ces longues, trop longues décennies d’abêtissement philosophique qui ont laissé les socialistes exsangues, idéologiquement sous-développés et si parfaitement dépourvus, en bout de course, de la culture antifasciste qu’exigerait aujourd’hui leur réflexe antitotalitaire…
Mais l’essentiel, quoi qu’il en soit, est de bien voir le paradoxe. De mesurer tout l’écart où, sous nos yeux, les socialistes gigotent, s’affairent et, finalement, s’égarent. De ne pas se tromper de procès, du coup, ni de cible quand on choisit d’interpeller. En un mot : si Jospin, Mauroy, Lang et les autres ont été presque irréprochables dans leurs réactions politiques à la tragédie polonaise, le vrai reproche qu’on peut, qu’il faut leur faire, est d’avoir été culturellement insuffisants dans leur lecture du sens, de la portée, de la valeur de l’événement.
C’est en tout cas la raison pour laquelle, quant à moi, j’estime infiniment plus grave et paradoxalement plus inquiétante la présence d’un Garcia Marquez à la tribune des indignés que l’absence d’un Claude Cheysson à celle des protestataires…
Guerres de religions
C’est aussi la raison pour laquelle on ne m’a pas beaucoup plus vu, à tout prendre, dans ces groupes d’intellectuels qui s’organisent, depuis quelques semaines, face au pouvoir socialiste.
Je ne suis pas sûr, en effet, qu’il était juste de situer le débat au niveau, trop « politique » je le répète, de la prétendue timidité de nos princes dans leurs réactions antisoviétiques.
Je ne crois pas qu’on vise beaucoup plus juste non plus quand, au discours du socialisme officiel, on vient opposer le mythe d’un autre socialisme, virginal et glorieux de nouveau, dont les Fous de Dieu de Pologne seraient les messianiques agents.
Je me demande même — et que mes amis me pardonnent — s’il fallait vraiment, pour relever le défi qui nous était adressé, ressusciter ainsi, et même sous la bannière de la plus digne et prestigieuse organisation syndicale, la vieille illusion progressiste de l’alliance entre ouvriers et intellectuels.
Où sont les écrivains, les historiens, les philosophes qui sauront placer les enjeux de la Pensée aux cimes métaphysiques où les hommes et les femmes de Pologne ont voulu et su porter ceux de leur insurrection ?
Quand se fera-t-on à l’idée que, à ces hauteurs-là justement, il n’est plus question d’« ouvriers », d’« alliance avec les intellectuels », de destin du sacro-saint « prolétariat » ni d’aucune de nos petites marottes idéologiques héritées du siècle des Lumières ?
Qui, au-delà même de cette affaire polonaise, saura se faire l’oreille assez fine pour percevoir la rumeur de ces effroyables guerres de religions, entrelacées les unes aux autres, et hors desquelles, je le crains, on n’entend ni n’entendra rien au cours de la modernité ?
La théologie une idée neuve en Europe
Bon. Vendons la mèche.
Ces écrivains, ces historiens, ces philosophes existent.
Ils s’expriment dans une revue minuscule, presque confidentielle et qui n’est connue jusqu’ici que d’un cercle d’initiés.
On pourrait dire, pour fixer les idées, qu’ils sont un peu, à nos sombres années quatre-vingt, ce que fut aux années trente ce fameux « collège de sociologie » où, tranchant sur la veulerie et le conformisme ambiants, Bataille, Caillois ou Leiris s’obstinaient à penser les enjeux vrais du temps.
On pourrait noter aussi comment, seuls ou presque en ces temps de conformisme revenus, ils se risquent au triple pari d’un antifascisme politique, d’une éthique sans défaillance, et d’un pari sur l’esthétique.
Depuis un an ou deux, et dans une étrange indifférence, ils ont multiplié les dossiers sur le pétainisme, le cosmopolitisme, les rapports du socialisme au fascisme, ou les révolutions théoriques opérées par Roland Barthes, Philippe Sollers ou Jacques Lacan.
Et voilà qu’aujourd’hui, ces modernistes impénitents choisissent de rendre public un ensemble de textes sur la « question théologique » où, à travers une réflexion sur Duns Scot, l’invention catholique de la peinture ou judéo-chrétienne des droits de l’homme, on comprend comme jamais ce qui est en train de se passer à Kaboul, à Varsovie, à Moscou et, pourquoi pas, à Paris.
Cette revue, il faut tout de même le dire, s’appelle Art Press. Ces intellectuels ont nom Guy Scarpetta, Jacques Henric, Catherine Millet ou Philippe Muray. Et il faut, je crois, aller les lire d’extrême urgence.
Un réveillon à Prague
Est-ce tout à fait un hasard si la première riposte de Brejnev aux mesures de rétorsion de Reagan aura été l’arrestation, à Prague, d’un philosophe français ?
Si ce philosophe, non content d’être l’une des plus prestigieuses figures de notre Université, se trouve être surtout le meilleur commentateur vivant des œuvres de Freud ou de Levinas, de Jabès ou de Sollers, d’Artaud ou de Saussure ?
Si la légende veut déjà que, par une de ces incroyables ruses où la fiction, parfois, vient pétrifier l’Histoire, il ait été en train de se recueillir sur la tombe de Franz Kafka à l’heure où les spadassins introduisaient dans ses bagages le sachet de drogue fatal ?
Mieux, faut-il ne voir qu’une simple coïncidence dans l’étrange destin qui semble s’acharner depuis un an ou deux sur les hôtes de passage de cette vieille maison hantée qu’est devenue l’école de la rue d’Ulm ?
Cette coïncidence, cette série de coïncidences n’étonneront, je crois, que les plus entêtés à méconnaître la réalité d’un siècle où, comme le notait un jour Soljenitsyne, le fascisme commence toujours par la destruction, l’humiliation, l’abaissement systématique de ceux qui, pour leur malheur, ont charge des valeurs, de l’éthique intellectuelles.
Elles ne surprendront que les sourds qui, aujourd’hui encore, à l’heure où j’écris ces lignes, en cette lugubre fin d’année qui ressemble si fort à une veillée d’armes, persistent à ne pas entendre ces rumeurs d’hallali contre tout ce qui, d’Est en Ouest déjà, témoigne pour la liberté, que dis-je ? pour la culture, pour le simple avenir de l’intelligence.
Elles ont surpris Derrida lui-même peut-être, dont j’imagine aisément l’ébahissement en ce petit matin sinistre où il lui a fallu convenir que tant d’habiletés, de prudences, de menus gages donnés depuis dix ans n’avaient au fond servi à rien — et qu’il n’échappait pas, lui non plus, aux jours et heures prescrits, au sort commun de ses pairs, les pourvoyeurs d’opium du peuple.
Pour ma part, en revanche, je regrette un peu de devoir dire que l’incident me paraît, symboliquement au moins, dans la droite ligne de cette normalisation des cervelles dont je m’emploie ici même et depuis quelques semaines maintenant à scruter les signes : Lacan en enfer, Barthes au purgatoire, Althusser à Sainte-Anne sombrant tout doucement au bout de sa nuit intérieure et maintenant Jacques Derrida réveillonnant dans l’ombre d’un cachot tchécoslovaque, cela fait tout de même un étrange programme. Un même programme, chaque fois, de mise au pas de la pensée. Le même programme commun, au fond, de liquidation de tout ce que, depuis une décennie ou deux, on appelle modernité.
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