Que la Russie soit un grand pays, que sa puissance militaire, nucléaire, politique, économique, en fasse un partenaire que l’on ne puisse traiter à la légère, que la diplomatie, en un mot, ait des lois dont l’éthique de conviction ne saurait, en l’espèce, faire abstraction, je sais évidemment tout cela.

Mais fallait-il pour autant, à Evian, traiter le président de ce grand pays en « bon ami » – le mot est de George Bush – et faire l’impasse, de la sorte, sur la guerre néocoloniale qu’il mène en Tchétchénie ?

Fallait-il, la veille, à Saint-Pétersbourg, participer, comme si de rien n’était, aux festivités du tricentenaire de la ville – et cela sans que nul n’ait le moindre mot, je ne dis même pas de soutien, mais de simple compassion pour les victimes civiles de cette guerre ?

Fallait-il, pour tout dire, qu’elle ne soit présente, cette tragédie tchétchène, qu’à travers une petite phrase d’un communiqué final qui restera dans les annales comme un sommet du cynisme, de la désinformation d’Etat, de l’obscénité realpoliticienne : « nous condamnons toutes les formes de violence, en particulier les actes terroristes » ? Ah ! l’odieux de ce « en particulier »… L’ignominie de cette formule qui, si les mots ont un sens, signifie que le vrai, le seul scandale, à nos yeux, ce sont les actes terroristes, effectivement gravissimes, que multiplient, ces derniers mois, les soldats perdus de Bassaïev et qui sont l’alibi, en même temps que la conséquence, des opérations de pacification poutiniennes… Fallait-il aller si loin, oui, dans ce que tous les démocrates russes auront entendu comme une adhésion aveugle aux raisons, aux thèses, à la propagande du Kremlin ?

La question s’adresse, donc, à George Bush, que l’on a connu si disert lorsqu’il fallait nous convaincre d’aller détruire, à Bagdad, des armes de destruction massive aujourd’hui encore introuvables, mais qui, face à un massacre de cette ampleur, face à ces dizaines, peut-être ces centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants canonnés, torturés, gazés, déportés, parqués dans des camps de filtration puis ramenés de force dans les zones de combat qu’ils avaient fuies, face à ces tueries que le musée de l’Holocauste lui-même, à Washington, place en tête de sa liste de situations « potentiellement génocidaires », ne trouve à dire que ceci : M. Poutine est mon bon ami.

Elle s’adresse à Jacques Chirac qui nous la joue – et pourquoi pas… le geste ne manquait, en soi, ni d’allure ni de portée… – président des pauvres, Lula français, amis des incomptés, des oubliés du monde, des damnés mais qui, lorsqu’il s’agit de la Russie et qu’il prend la parole à l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg, peut s’écrier, tout à coup, dans l’enthousiasme, que l’existence même de cette institution, le travail scientifique qu’elle accomplit mettent la Russie « au premier rang des démocraties » en matière, non seulement de « respect dû aux peuples premiers», mais de pratique du « dialogue des cultures » et de « respect de l’autre ».

Mais elle s’adresse, aussi, au reste de l’establishment politique mondial, droite et gauche confondues, libéraux d’Etat et socialistes de gouvernement, mondialistes et antimondialistes pour une fois au coude-à-coude pour étouffer le cri de désespoir des survivants du Ground Zero de Grozny : on les a entendus, nos altermondialistes, prendre vaillamment position sur les dangers de l’ordre marchand, l’effet de serre, les cours du sucre ou du café, l’écologie, le sida, l’eau – mais rien sur l’une des guerres les plus sanglantes de ce début de siècle ! un détail, dans l’Histoire qui se joue sous leurs yeux, une capitale réduite à ses décombres ! un non-événement, pour ces professionnels de la révolte, les sanglantes opérations de nettoyage menées, chaque jour ou presque, dans cette gigantesque zone de non-droit qu’est devenue, avec l’aval de la communauté internationale, la Tchétchénie.

Il faudra essayer de comprendre, un jour, les ressorts de ce tonitruant et mystérieux silence.

Il faudra revenir, par exemple, sur les manifestations antiguerre du printemps dernier qui mobilisèrent tant de millions de pacifistes sans que l’on n’entendît jamais, nulle part, un mot ni un slogan hostiles à une guerre d’extermination qui durait depuis quatre ans.

Peut-être la grande peur des bien-pensants, Attac et bourdivins compris, face à la Russie « immense et compliquée »… Peut-être le vieux « on ne réveille pas un ours qui dort », survivance des temps brejneviens… Peut-être aussi le fait que les Tchétchènes n’ont pas leur place dans le nouveau « grand récit » où le statut de victime ne semble s’entendre que face à l’hydre yankee et dans le cadre de l’affrontement Nord-Sud.

Le fait en tout cas est là. Nous sommes quelques-uns à penser que le sort du XXIe siècle se joue, pour partie, dans cette petite république martyre – mais, comme jadis en Bosnie, nous sommes bien seuls.


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