« J’ai décidé de me suicider ce soir. » On imagine, en ce dimanche de l’hiver 2007, l’affolement de Teresa Cremisi, PDG des Éditions Flammarion, recevant ce bref mais explicite texto. Le message est signé Michel Houellebecq, avec qui elle entretient plus qu’un rapport d’éditeur à auteur : une affection mêlée d’admiration. Elle rappelle son ami encore et encore : pas de réponse. Panique à bord. D’autant que, comme tout le monde, elle sait l’auteur sujet à la dépression. Mais ce qu’elle ne sait pas, et qu’elle apprendra bien plus tard, c’est que ce SMS a été adressé simultanément à quelqu’un d’autre.
Si Bernard-Henri Lévy a déjà croisé l’auteur d’Extension du domaine de la lutte, il n’entretient pas avec lui des liens d’amitié. Les deux hommes s’apprécient et se respectent, soit, mais leur relation est distante. Alors pourquoi ce message venu assombrir la journée du philosophe ? Celui-ci croit d’abord à l’œuvre d’un plaisantin, on le comprend. Dans le doute, BHL rappelle ce numéro mystérieux et c’est bel et bien Michel Houellebecq qui lui répond. Lévy tente de raisonner l’écrivain et, déconcerté, lui propose de le retrouver le soir même au Ritz, histoire de lui faire oublier son funeste projet. Au milieu des ors d’un des hôtels les plus prestigieux de la capitale, BHL découvre un Michel Houellebecq déprimé, vêtu de son fameux parka élimé, devant une bouteille de vin largement entamée.
La conversation prend une curieuse tournure. L’écrivain raconte ses angoisses : le chien Clément malade, les amours difficiles, les critiques violentes. Le philosophe, ne sachant plus que faire pour apaiser le neurasthénique, propose l’écriture d’un livre à quatre mains. C’est en tout cas ce que Lévy racontera, en janvier dernier, dans un texte à la fois amusant et émouvant paru dans Les Cahiers de l’Herne consacré à Michel Houellebecq. Mais les avis divergent : Teresa Cremisi se souvient que c’est Houellebecq lui-même qui aurait eu cette idée et qui lui aurait parlé le premier du projet. Quoi qu’il en soit, l’éditrice est emballée. Ce sera la toute première fois qu’elle travaillera sur un manuscrit de l’auteur puisqu’il était parti quelque temps chez Fayard, avant qu’elle ramène le fils prodigue chez Flammarion.
Elle voit tout de suite le potentiel : deux intellectuels aussi cultes que controversés, correspondant quelques mois, par voie électronique, et débattant de sujets de société, de religion, de politique, d’engagement, mais aussi de thèmes bien plus intimes sur lesquels l’un et l’autre ne s’étaient jamais exprimés. Deux personnages que tout oppose : le timide et le harangueur, l’introverti et l’exubérant. La carpe et le lapin. L’entreprise prend forme : ce sera une coédition Flammarion-Grasset, ce dernier étant l’éditeur historique de BHL.
Seul impératif, garder ce projet secret. Personne, même les équipes des deux maisons d’édition, ne doit être informé de ce qui se trame. Michel Houellebecq sort en septembre le film qu’il a réalisé, adapté de son roman La Possibilité d’une île, et ne veut pas affronter deux promotions en même temps. Voilà pour la raison officielle. On comprend bien sûr que cette clandestinité sera un formidable « coup » : distiller par-ci par-là quelques informations tout en préservant jusqu’au bout l’identité des auteurs, quel éditeur n’en a pas rêvé ? Les courriels seront lus au fur et à mesure par Teresa Cremisi et Olivier Nora, à la tête des Éditions Grasset.
On se trompe si l’on croit que les deux hommes vont jouer la carte de la rivalité. « Non, aucun caprice, une écriture sans drame, d’un calme et d’une concentration absolus », nous assure l’éditrice. Six mois de collaboration, de janvier à juillet 2008, sans que rien ne transpire, c’est un tour de force, surtout quand on connaît le petit monde de l’édition, curieux de savoir ce que mijote la concurrence. Quant aux journalistes, ils s’électrisent dès que sont cités les noms de Bernard-Henri Lévy et de Michel Houellebecq, personnages mythiques et objets de polémiques. Pourtant, pendant des mois, les deux hommes travailleront tranquillement, en toute liberté. En relisant leurs courriels, les éditeurs tentent toutefois de calmer les attaques en règle des deux larrons sur tel ou tel acteur de la vie littéraire, mais rien n’y fait, ils refusent l’un comme l’autre d’apaiser leurs ardeurs. « Nous n’avons pas touché un mot, pas une ligne », précise Teresa Cremisi.
Sollers, Beigbeder, Carla Bruni… qui est le correspondant mystère ?
Mais Michel Houellebecq peine à garder le secret. Peu à peu, la rumeur enfle. Les journalistes le pressent de raconter la teneur de son prochain ouvrage et il lâche quelques informations. Oui, il travaille sur un livre de correspondance, non, il ne dira pas avec qui. C’est un rusé, il sait faire monter la sauce. Et ce qui devait arriver arriva : les rédactions s’enflamment, les salons littéraires ne parlent plus que de ça. Mais qui est donc le mystérieux acolyte qui collabore depuis des mois avec l’écrivain ? L’énigme vire au fantasme : on cite des noms plus fantaisistes les uns que les autres.
Pour certains, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de Philippe Sollers, pour les autres, il est évident que ce ne peut être que Frédéric Beigbeder. Non, Lionel Jospin. Pas du tout : Maurice G. Dantec ou André Glucksmann. On commence à s’impatienter, pire, à s’agacer de ces cachotteries. Et puis soudain, on a trouvé : Carla Bruni est la candidate idéale ! L’ancien mannequin devenu chanteuse à succès vient d’épouser le président de la République, on ne parle plus que d’elle. Le duo, c’est vrai, serait des plus inattendus. La presse a levé le voile, prend des airs, se congratule d’avoir eu le nez creux. Pour Teresa Cremisi, « de toute façon, dès qu’il s’agit de Michel, tout devient romanesque ! ». Elle s’amuse de cette impatience démesurée, mais, bien sûr, ne pipe mot.
Fortement critiqué à sa sortie
Le 15 juin 2008, le Journal du dimanche annonce que Teresa Cremisi présentera l’ouvrage (sans toutefois préciser le nom des auteurs) devant 300 libraires. Un livre tiré à 130 000 exemplaires. Sortie le 8 octobre. Gros tirage, donc, livre important, on parle même de « bombe ». Les journalistes commencent à désespérer, allant jusqu’à appeler les principaux imprimeurs pour tenter d’en apprendre plus ! Las, ils devront attendre comme les autres. Et puis, le 21 septembre, c’est la délivrance : Teresa Cremisi « offre » à la responsable des pages livres du Journal du dimanche, Marie-Laure Delorme, la primeur de l’un des secrets de l’édition les mieux gardés : l’identité de Bernard-Henri Lévy est dévoilée, et, pour la toute première fois de l’histoire du journal dominical, un article consacré à un livre est à la une ! Le livre sort quinze jours plus tard…
Tout ça pour ça, s’agace la presse, stupéfaite mais vexée de n’avoir pas une seule fois cité le philosophe dans la longue liste de coauteurs hypothétiques. Les journalistes vont d’ailleurs faire payer ce secret trop bien gardé : les critiques ne sont, dans l’ensemble, pas bonnes. Parfois même agressives. « Pourtant, jamais ils ne se sont autant dévoilés que dans Ennemis publics. Chacun sentait qu’il était en train d’écrire quelque chose d’inédit et d’original et ils en étaient, l’un comme l’autre, très heureux. Pour moi, rapporte Teresa Cremisi, c’est un grand livre. » Les journalistes en rajoutent et se moquent allégrement de ce titre choisi par les deux compères. Quoi ? Ennemis publics, mais on ne voit qu’eux dans les médias ! Pourtant, « c’est ainsi qu’ils se perçoivent » et ils ne se privent pas pour écrire comme, chacun à leur manière, ils se sentent maudits, persécutés par la presse.
On a beaucoup dit que cette correspondance n’avait pas marché, que ce fut un flop retentissant. Certes, le livre n’a pas eu le succès faramineux d’un roman de Michel Houellebecq, et, péniblement, 65 000 exemplaires sont vendus, sans parler des poches et des traductions. Quant à Teresa Cremisi, elle a pu constater la cruauté du milieu. À cette époque, à chaque fois qu’elle croisait un confrère, il prenait un air navré : « Alors ? Ça ne marche pas, hein ? » Si elle en a vu d’autres, elle avoue avoir rarement observé autant d’agressivité se polariser autour d’une publication. Quant aux deux héros de ce mystère bien gardé, ils se voueront l’un à l’autre une amitié sans faille. Il ne fut, en tout cas, plus jamais question de suicide entre eux.
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