Première image de Thierry. Nous sommes en avril 1969. Grand amphithéâtre de la Sorbonne. Cours de Georges Canguilhem, le maître des maîtres, le seul dont la parole, à l’époque, parvînt à subjuguer l’émeute – et qui prononce pour la première fois, à propos d’un grand mathématicien torturé à mort par la Gestapo, son fameux : « résistant par logique ». Le mot, je le sens aussitôt, touche le jeune avocat-philosophe au cœur. Il lui aura été, j’en suis convaincu, un programme secret, un viatique, pour le reste de sa vie.
Il est encore, alors, le fils de Paul Lévy, le plus « après-guerre » des patrons de presse, sorti d’un roman de Modiano et dont il avait tenté, deux ans plus tôt, à sa mort, de transformer le journal, Aux écoutes, en feuille révolutionnaire, distribuée aux portes des universités et des usines. Griserie de l’extrême paradoxe ? Volonté de sauver de la réprobation un père aux sympathies parfois sulfureuses ? Déjà, « Lévy oblige » et le patronyme comme un antidestin ? J’ai toujours soupçonné qu’une autre part du secret de Thierry était là.
Il y a sa sœur, Françoise, auteure d’une contre-vie de Karl Marx dépeint en minable bourgeois allemand méprisant, pêle-mêle, le Lumpenproletariat, les paysans, les hommes de couleur, les illettrés, les juifs et les bonnes. Le frère et la sœur partagent, avec notre ami commun Michel Butel, la conviction que c’est pourtant là, chez ces petits, ces sans grade, ces désavoués, ces humiliés, qu’est le sel de la terre. Ils nourrissent cette idée un peu folle (qui sera à l’origine d’une autre aventure de presse, L’Imprévu – menée, celle-là, tous ensemble) que la grande insurrection, si elle advient, ne pourra surgir que de là : les demi- soldes et les réprouvés ; les voyous et les « sans aveu » ; et, par exemple, les prisonniers et les gardiens de prison.
De lui, notre autre ami, Paul Guilbert, le plus prolixe des écrivains sans œuvre de la seconde moitié du XXe siècle, avait dit, un jour qu’il me défendait, en 1973, dans une banale affaire d’outrage à la force publique : « Thierry Lévy, le seul avocat qui vous sauve de la peine de mort pour un vol de bicyclette. » Thierry, qui savait rire, avait trouvé le mot irrésistible (et accablant pour la justice).
S’il y a bien un sujet, pourtant, avec lequel il ne plaisantait pas, c’était la peine de mort. L’Histoire fait honneur à son confrère Robert Badinter de l’avoir abolie – et c’est la stricte vérité. Mais le jour où l’on se penchera, vraiment, sur la généalogie de l’événement, il faudra relire L’Animal judiciaire, le premier livre de Thierry, qui fut aussi, en 1975, l’un des tout premiers de ma vie d’éditeur. Tout est là. Tout commence là. Dans ces notes de prison couchées sur des cahiers d’écolier par l’un des deux futurs guillotinés de Clairvaux, Claude Buffet. Dans ces carnets d’un assassin qui devint son frère d’âme et dont je l’ai vu passer des semaines à annoter, éditer et, d’une certaine façon, récrire les confessions ingénues et atroces. Ce « monstre », par sa plume, nous regardait avec l’inquiétante étrangeté des miroirs.
Est-ce en ce temps-là, à L’Imprévu, avec le dernier journaliste occidental, Jean Vincent, à avoir côtoyé Mao et Lin Biao, qu’il rencontre Marie-Laure de Decker ? Ou est-ce vingt ans plus tard, à la station de taxis de l’angle de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain, où son apparition foudroie la photographe : « J’ai rencontré Kafka ! » ?
Et puis cette autre femme, la dernière de l’âge surréaliste. C’est ma vie qu’elle avait partagée. Mais c’est lui que j’ai chargé de la défendre. Nous sommes, après l’audience, au café-tabac, face au tribunal correctionnel de Meaux. Il est comme un cracheur de feu qui se remet. Il a un dernier sursaut de rage à la pensée du salaud décoré qui va, dans quelques heures et à cause, pour le coup, d’un vrai vol de bicyclette, l’envoyer passer trois ans à l’ombre de Fleury-Mérogis. C’est là que, pour la première fois, je l’ai entendu dire que rien au monde ne justifiera jamais cette abomination qu’est la prison.
Il m’a inspiré, ainsi que Michel Butel, quelques-uns des traits du héros du Diable en tête.
Il m’a soufflé sans le savoir, dans mon Siècle de Sartre, l’idée qu’il y a des hommes qui, comme la baleine de Moby Dick, ont les yeux si divergents qu’ils pourraient bien voir s’imprimer, sur l’écran de leur lanterne magique intérieure, deux visions du monde distinctes et, pourquoi pas ? contradictoires.
Il était drôle et bourru. Joyeux et janséniste. Avec le goût d’un libertinage austère qui n’allait pas sans une grâce le retenant, toujours, au bord de l’abîme.
Il avait une éloquence incendiée, torrent de soufre et de glace, peinant à se couler dans le double métal de sa misanthropie méthodique et de sa curiosité infinie du genre humain : combien d’éternelles secrétaires de la conférence du stage tombées sous le charme de ce timbre caverneux qui semblait charrier l’on ne savait quels enfers intimes – puis, soudain, sans crier gare, l’irrésistible nostalgie d’une beauté suffoquée !
Il aimait les coupables, pas les victimes. Car il savait, mieux que personne, le pesant de passion triste, c’est- à-dire, le plus souvent, de haine que vaut cet étrange désir-d’être-victime devenu la religion de notre temps.
Il s’interrogeait volontiers sur la singularité des êtres qu’il aimait. Jamais sur leur identité, cette idée de policier mais aussi – plus important – ce vide de toute singularité, cette défaite absolue du sujet et cette réduction de l’humain, de nouveau, à sa pauvre gloire d’être souffrant.
Je ne sais pas comment Thierry est mort. Mais je parie que, jusqu’au bout, il aura tout tenté pour fausser compagnie à cette ombre de Kafka qui le hantait et au mauvais démon de la solitude qui va avec.
Réseaux sociaux officiels