Propos recueillis par Isabelle Lefort

C’est vrai que je partage de plus en plus mon temps entre les États-Unis et la France. Quel accueil les Américains me réservent ? Pas trop mauvais, il me semble. Là, en ce moment, il y a un petit débat autour de mon avant-dernier livre, Ce grand cadavre à la renverse, qui a été traduit sous le titre Left in dark times et qui commence, comme vous le savez peut-être, par une conversation téléphonique avec Nicolas Sarkozy. Cette seule idée sidère les Américains. L’idée qu’un candidat à la présidence puisse téléphoner à un écrivain pour solliciter son soutien est, là-bas, impensable. Et l’idée, inversement, qu’un intellectuel puisse donner son avis, en permanence, sur les affaires du monde, l’idée qu’il puisse se mêler (n’est-ce pas, chez nous, depuis Sartre, la définition même de l’intellectuel ?) de ce qui ne le regarde pas, est proprement surréaliste. Inversement, bien sûr, cela provoque une certaine curiosité. Et, donc, un certain intérêt. Le livre marche. Et il génère une discussion, qui n’est pas sans intérêt, sur la différence de perception, dans les deux pays, de cette figure du « public intellectual »… C’est comme cela que l’on appelle les gens comme moi : des « public intellectuals ». Mais sans que l’on sache très bien ce qu’est cet animal ni comment il fonctionne.

Comment s’explique, maintenant, cette différence ? Par des raisons historiques, tout simplement. Car c’est quoi, au juste, un intellectuel ? C’est un écrivain – ou un artiste – qui, primo, interrompt son travail d’écrivain pour se mêler de ce qui ne le regarde pas ; et qui, secundo, le fait au nom de ce qu’il croit être des valeurs universelles. Or pour que ce modèle advienne, il faut l’affaire Dreyfus. Il faut la grande bataille entre les tenants de la justice universelle et ceux de la raison d’Etat. Et il faut aussi, prenez-y garde, la séparation de l’Église et de l’Etat – l’intellectuel prenant la place de cet autre « clerc » qu’était le prêtre. Rien de tout cela n’existe aux USA. Je ne vous parle même pas de la laïcité – si française, si peu américaine ou si différente, en tout cas, aux États-Unis et en France. Mais cette histoire d’Universel, cette idée qu’il y a des valeurs qui sont plus hautes que toutes les raisons particulières, que toutes les circonstances et contingences, cette idée d’un horizon politique surplombant la société depuis sa quasi-transcendance, tout cela fonctionne en France depuis, en gros, la révolution française. Alors qu’aux États-Unis… Les États-Unis, les pays anglo-saxons en général, sont tellement plus pragmatiques… Et, donc, tellement moins politiques… La différence vient de là.

Dans mes rapports avec les États-Unis, il y a eu plusieurs périodes. Il y a eu une première période, entre 1977 et 1980, quand mes tout premiers livres ont été traduits. Mon nom, alors, a un peu circulé. J’ai fait la une de Time Magazine autour du thème « Marx is dead ». Marty Peretz, le propriétaire et directeur du prestigieux New Republic a, non seulement salué La Barbarie mais organisé une véritable campagne, coast to coast, autour des thèses que j’y développais. Et puis est arrivée une éclipse de vingt ans qui s’est interrompue avec la sortie de mon livre sur Daniel Pearl. Je crois qu’un certain nombre d’Américains ont été surpris et touchés, à ce moment-là, qu’un Français se soit attelé à cette enquête, soit entré dans la peau de ce personnage et l’ait, si j’ose dire, célébré. Nous étions en pleine guerre d’Irak. La francophobie était à son comble. Et voilà donc un écrivain français qui dresse un petit monument de papier en l’honneur d’un héros américain… C’est là, oui, que tout commence ou, plus exactement, recommence. Je vis à New York, certes. Mais pas seulement. Il y a tant d’Européens qui disent aimer les États-Unis alors qu’ils ne bougent pas de la côte Est. Moi j’aime Chicago, San Francisco, Seattle – j’aime, vraiment, les États-Unis.

Mon prochain livre sera Ennemis publics, ma correspondance avec Michel Houellebecq, qui est en cours de traduction. L’industrie américaine du livre a un fonctionnement très lourd, très différent de la France. Des délais à la mesure de la taille du pays… Une distribution effroyablement complexe… Une forme de rigidité aussi… Tout cela fait que le livre ne sortira pas, j’imagine, avant un an ou un an et demi.

Si la polémique lancée par Time sur la fin de l’intellectualisme français fait toujours du bruit outre-Atlantique ? Ça a fait beaucoup plus de bruit en France qu’aux États-Unis, où l’article est passé inaperçu. Les Américains ne sont pas aveugles, vous savez. Ils voient bien que la France a eu, coup sur coup, la Palme d’or du Festival de Cannes pour le film Entre les murs de Laurent Cantet ; l’Oscar avec Marion Cotillard pour La Môme ; et le Nobel de littérature avec Le Clézio. Comme « déclin », ça se pose là – vous ne trouvez pas ? Alors, la question c’est, bien sûr, de savoir si les Américains traduisent autant de livres qu’ils le devraient. Là, c’est moins certain. Car, pour un livre (Ennemis publics) qui fait l’objet, d’ores et déjà, à l’heure même où nous parlons, de prépublications dans les magazines type Harper’s, combien d’autres dont les Américains se désintéressent, hélas, complètement ! Il y a, c’est vrai, une forme d’isolationnisme culturel qui contribue à la face sombre de ce pays.

Contrairement aux idées reçues, le débat intellectuel est vif et plutôt intense à New York. Vous avez des joutes politiques. Des grandes querelles. Des affrontements philosophiques d’une intensité au moins aussi forte qu’en Europe. Toutes les questions, par exemple, autour de l’avenir du capitalisme… Le concept de guerre des civilisations… Le phénomène néoconservateur… Le débat sur le futur de la démocratie, sur l’universalisation de ses valeurs, sur la critique ou non du relativisme culturel… Ce sont, chaque fois, des querelles américaines. Avec des grandes figures comme Fukuyama ou Huntington qui portent la discussion à un point d’intensité exceptionnelle. Et avec des revues type Bomb, ou Salmagundi, ou Foreign Policy et Foreign Affairs, ou encore American Interest (c’est la revue lancée par Francis Fukuyama et je siège d’ailleurs, avec quelques autres non-Américains, au comité de rédaction) qui proposent des textes sur un format, une longueur, qui n’existent pas tellement en France…

A quoi j’attribue, là encore, cette différence ? Soyons pragmatiques, pour le coup. Et matérialistes. Il y a ce fameux système des « Fondations » qui fait qu’il y a, concrètement, beaucoup de gens qui sont payés pour réfléchir et produire de la connaissance. Cela n’existe pas en France. Sauf peut-être le CNRS. Alors que, là-bas, vous avez ce nombre incroyable de think tanks où les gens sont payés, je vous le répète, pour penser… Cela n’empêche pas l’anti-intellectualisme, naturellement. Cela n’empêche pas le populisme avec son cortège de mauvais, sentiments et d’équations diaboliques (intellectualité = abstraction = commerce = argent, je ne vais pas vous faire un dessin…). Mais bon. D’abord, c’est vrai partout ; je ne connais pas de société moderne qui ne soit traversée, aujourd’hui, par un populisme enragé. Et puis, ensuite, cet anti-intellectualisme a peut-être empêché, il y a quatre ans, l’élection de John Kerry ; il n’a pas empêché, cette fois-ci, celle de Barack Obama…

J’ai vécu les élections américaines comme un moment passionnant. Avec, je le répète, d’intenses débats idéologiques. Seuls les ignorants et les anti-Américains peuvent encore croire que les États-Unis sont le pays de la fin des idéologies, où les deux partis penseraient de façon identique et où le show-business et le spectacle régneraient en maîtres. La vérité c’est que s’il y a bien, pour parler comme Huntington, un lieu du monde où un choc des civilisations s’est produit, c’est là, aux États-Unis, avec le choc entre, mettons, la vision du monde de Sarah Palin et celle de Barack Obama. Deux systèmes de valeurs. Deux façons de voir le monde, d’envisager le rapport entre les hommes et les femmes, d’appréhender le temps. J’ai vu des gens, pendant la campagne, au bord d’en venir aux mains. Comme en France, au temps de l’affaire Dreyfus ou de la guerre d’Algérie. Sauf que, là, c’était sur les questions d’avortement, de créationnisme, de racisme, d’urbanisme, de rôle ou non de l’Etat.

Les Français ont été heureusement surpris, in fine, du résultat de l’élection américaine car ils avaient une idée fausse, je vous le répète, de ce pays. L’antiaméricanisme, encore. Cette idée que, comme à l’époque de Sartre, l’Amérique aurait « la rage ». L’image d’une Amérique « bushisée », penchant de plus en plus vers la droite, voire l’extrême droite. C’était juste une erreur de perspective. Car quand on était un tant soit peu « braudélien », quand on voulait bien changer de perspective et prendre le point de vue de la longue durée, quand on acceptait de juger l’épisode Bush, non plus de manière myope, mais à l’aune de la longue histoire et donc des cinquante dernières années, ce qui apparaissait très clairement, c’était l’inverse. Une tendance lourde en faveur de l’égalité des « races » et des « sexes ». Un courant très profond tendant à la multiplication des libertés et des droits. Cette fameuse révolution des droits civiques, commencée dans les années 60 et sur les acquis de laquelle chacun savait bien qu’on ne reviendrait plus. Et, face à tout ça, huit années Bush qu’il fallait voir, non plus comme la vérité de l’Amérique, mais comme un combat d’arrière-garde, un baroud d’honneur, la convulsion de la part réactionnaire du pays qui ne veut pas rendre les armes sans avoir livré sa dernière bataille. C’est ça que dit la victoire de Barack Obama. Et c’est comme ça que, dans un siècle, on verra l’histoire de l’Amérique. Une grande et longue révolution qui s’achève avec la victoire d’Obama avec, au milieu, une parenthèse Bush.

Si j’ai vu le film W. d’Oliver Stone ? Oui. Et je l’ai trouvé mauvais. Car n’allant pas assez loin. Restant au bord de ses propres hypothèses. C’est vrai que Bush aura été le plus médiocre des présidents américains depuis longtemps. Mais, d’abord, ce n’est pas non plus le diable. Et, surtout, il reste à comprendre comment ce personnage médiocre, sans envergure, a pu, non seulement l’emporter, mais rester au pouvoir si longtemps. Il y a un mystère Bush. Et ce mystère, Stone ne fait que l’effleurer.

Le capitalisme est, assurément, et pour parodier la formule de Churchill sur la démocratie, le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Sauf qu’il était affecté, depuis longtemps, par des dysfonctionnements terribles et que personne n’avait le courage de dénoncer. Alors, la réalité s’est chargée de faire le procès. La voracité des acteurs, la folie de la spéculation, l’intelligence diabolique de certains produits financiers qui échappaient à leurs propres acteurs – tout cela a implosé… Car j’insiste : l’une des caractéristiques du système c’est qu’il était devenu inintelligible aux yeux mêmes de ses opérateurs. Vous connaissez l’histoire du Golem, cette créature diabolique qui échappe aux mains de son inventeur et qui se met à vivre d’une vie autonome ? Eh bien il y a de cela dans la crise. Les financiers ont fabriqué des Golems qui ont échappé à leur contrôle, dont ils ont perdu le code et qui sont en train d’exploser sous leurs yeux, en plein vol. Tout cela va coûter très cher. Aux riches, d’abord – ce qui n’est pas très grave. Mais aussi aux pauvres – ce qui l’est davantage. Cela dit, et au final, je pense que c’est une crise qui sera salubre. Car le système était en train de devenir fou. Il fallait que cela s’arrête.

Je pense que l’on s’achemine vers une crise d’une amplitude aussi forte que celle des années 30. Avec cette circonstance aggravante que les opinions et les responsables y sont encore moins préparés. On a perdu le sens du tragique. Le lien social peut se déliter plus encore que dans les années 30. Et je ne vous parle pas des peurs, des recherches de boucs émissaires, qui n’en sont qu’à leur début…

Si la crise peut favoriser un rapprochement franco-américain ? La crise est mondiale. Mais, heureusement, la réaction l’est aussi. Cela dit, il y a deux attitudes possibles face à cette crise. Soit le chacun pour soi, le retour du protectionnisme, les souverainismes – et ça, c’est la catastrophe assurée, non seulement dans le rapport avec les États-Unis, mais à l’intérieur même de l’Europe. Soit une solidarité vraie, des réactions concertées, le refus des facilités nationalistes et populistes, et là, on en sortira. Il y a deux choses qui vont dans le bon sens. L’obamania en France. Et, aux États-Unis, le coefficient de sympathie dont jouit Nicolas Sarkozy. Le personnage intéresse. Son amitié pour l’Amérique ne fait pas de doute. Son énergie, son dynamisme, sa réactivité, sa capacité à prendre l’événement à la crinière, plaisent. Ce n’est pas forcément mon sentiment. Mais c’est ce qu’on dit là-bas – et c’est l’essentiel.

On me demande parfois : allons-nous assister à un retour du puritanisme et une perte d’une certaine forme de légèreté ? Je réponds toujours : légèreté pour qui ? Pour les traders de Wall Street ? de la City ? de la Finance parisienne ? Pour les croqueurs de bonus ? les parachutistes dorés ? Pour les partisans de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits ? Tous ceux-là, oui, vont avoir l’impression de « perdre de la légèreté ». Mais, franchement, ce n’est pas un mal. Il y avait un tel sentiment d’injustice. Il y avait une vraie révolte qui grondait face aux nouveaux privilèges induits par cette deuxième économie financière. Alors, que tout cela explose, et se réforme, ne sera pas un mal. Cela dit, attention ! Tout le monde, y compris moi, accuse les traders de Wall Street. Soit. Mais il n’y a pas qu’eux. Il y a d’autres responsables à la crise. Les pétro-dictateurs qui ont fait monter les prix du pétrole… Le super spéculateur Poutine… Hugo Chávez… Ahmadinejad… Dans la folie qui s’est emparée du monde, ces trois-là ont pesé d’un vrai poids. Ils ont pesé comme un régiment de traders. Sans parler de la Chine qui, dans la flambée puis dans la chute tout aussi vertigineuse des matières premières, a eu une responsabilité considérable. Par son usage pirate et prédateur de ces marchés de matières premières, elle a contribué à l’irrationalité générale.

C’est aussi pourquoi je suis finalement assez réservé sur le thème à la mode du rééquilibrage des forces au profit des pays émergents. Car tout dépend de quels pays émergents on parle. Si l’Amérique perdait de sa puissance au profit de la Chine et de la Russie, je ne crois pas que le monde gagnerait au change… Cela dit, soyons sérieux. Je pense, moi, que la crise aura des conséquences plus graves encore dans les pays à structure lourde, à régime d’information sclérosée, que dans les démocraties. C’est vrai qu’on commence à voir, aux États-Unis, des files de chômeurs, des scènes de misère, etc. Mais le système va s’adapter. Il va produire des anticorps et des réformes. Alors que la Russie de Poutine… Je ne donne pas six mois pour que les oligarques russes, rangés derrière Poutine, avouent qu’ils sont frappés de plein fouet et remettent en vente les villas de la Côte d’Azur qu’ils se sont offertes à prix d’or. On gère mieux une crise de cette nature dans les démocraties que dans les dictatures. On s’y adapte mieux. On y réagit mieux. Je connais la théorie selon laquelle les Chinois et les Russes seraient en train d’inventer un nouveau despo-capitalisme. Eh bien on va voir. Rira bien qui rira le dernier. Je n’exclus pas que la crise, parce qu’elle aura des conséquences encore plus brutales dans ces pays, ne rééquilibre les choses. Le capitalisme marche à la crise, c’est bien connu. La crise est son régime normal, son carburant, son stimulant. Que l’on se décide à interdire, par exemple, les ventes d’actions à découvert, que l’on admette que certains produits financiers ne servent rigoureusement à rien et ne créent aucune valeur réelle, que l’on réglemente pour de bon les hedge funds qui se sont installés dans les paradis fiscaux, bref que le politique reprenne ses droits, et vous verrez comment l’horizon s’éclaircira. C’est ce que disait Obama pendant sa campagne. C’est ce qui faisait que McCain le traitait de « socialiste ». Eh bien c’est Obama qui avait raison. Il parlait en vrai libéral. C’est-à-dire en vrai disciple de Tocqueville ou Adam Smith – ces théoriciens qui savaient qu’être libéral n’a jamais voulu dire croire dans la loi de la jungle. La main invisible ne suffit pas, elle n’est pas le dernier mot du libéralisme : cette vérité, bien connue de Benjamin Constant et de quelques autres, on est en train de la redécouvrir. Tant mieux.


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