Ce qui restera de Derrida, pour ma génération au moins, c’est un style, une méthode, qui font de la glose, du commentaire, du corps-à-corps avec les textes, la voie royale de la pensée.

Ce qui restera de Derrida, c’est ce que nous appelions, Rue d’Ulm, la stratégie de la torchère : des blocs de pensée, des pans entiers de philosophie, jetés dans la raffinerie, engloutis, consumés, puis ressortant sous la forme d’un philosophème subtil et nouveau.

Ce qui restera de Derrida, c’est l’idée, partagée alors par l’autre « caïman » de l’École normale, Louis Althusser, selon laquelle la jeunesse d’un discours se mesure au grand âge de ses citations : non pas le neuf contre l’ancien, la grâce de l’inspiration contre le poids de la tradition, mais une parole dont l’originalité est proportionnelle à la quantité d’autres paroles qu’elle a traversées, relevées, et qu’elle s’est incorporées.

Ce qui restera de Derrida, c’est la réconciliation de Husserl et de Spinoza, de la phénoménologie et du formalisme géométrique : aller aux choses mêmes, oui ; se soucier de politique, ô combien, surtout dans la dernière période, celle qui commence avec « Spectres de Marx » ; mais à condition de ne pas oublier que c’est en passant par les textes, en allant des textes aux textes, que l’on en arrive le plus sûrement aux choses – à condition de se souvenir de cette leçon qui fut, encore une fois, celle de tout l’« antihumanisme théorique » des années 60 et qui veut qu’une politique n’est jamais si juste que lorsqu’elle est instruite, savante, gorgée d’ellipses et de mémoire.

Ce qui restera de Derrida, c’est la conviction que la pensée ne se passe pas plus de « traces » que la parole d’« écriture ».

Ce qui restera de Derrida, c’est la certitude que, de même que la parole pleine est un mythe (car, avant toute parole, il y a toujours, déjà, une « archi-écriture »), de même l’accès direct au monde est une illusion (car, entre le monde et mon texte, il y a toujours, indéfiniment, un autre texte).

Ce qui reste de Derrida, c’est le congé ainsi donné à l’opposition convenue du philosophe et du professeur : ah ! Canguilhem, Hyppolite, Martial Gueroult, ses maîtres !

Ce qui reste de Derrida, c’est, pour ceux qui, comme moi, eurent le privilège non seulement de le lire, mais de l’entendre et d’apprendre à lire à son contact, la déconsidération des philosophies de l’immédiateté : oh ! l’anathème jeté sur les pensées de l’intuition, de la fusion avec le vrai, du bon sens.

Ce qui restera de Derrida, c’est un usage savant des mots les plus courants (le « pli », le « glas », l’« hymen », la « pharmacie ») ou c’est la fabrication de mots entrant, avec lui, dans l’usage commun des philosophes (le « logocentrisme », le « phallogocentrisme », la « différance » et, bien sûr, la « déconstruction »).

Ce qui restera de Derrida, c’est cette pratique de la déconstruction à entendre non, comme on le lit partout et notamment ici, sur les campus américains, comme révolution, destitution, démontage des philosophies existantes, mais comme leur mise à l’épreuve lente, l’exploration de leurs limites et de leurs marges – et la découverte, à la fin des fins, que ces marges ne sont pas des bords et que la thématique heideggérienne d’une clôture de la métaphysique s’applique à tous les systèmes de pensée.

Ce qui restera de Derrida, c’est une tentative – peut- être la dernière – de philosopher après Heidegger au sens où le XIXe siècle voulut philosopher après Hegel.

Ce qui restera de Derrida, c’est une lecture de Heidegger – peut-être la seule – s’efforçant de penser ensemble le fait que l’auteur de Sein und Zeit fut un authentique nazi en même temps que le plus grand philosophe du XXe siècle.

Ce qui restera de Derrida, c’est, à la façon de Heidegger justement, une obscurité réglée qui, loin d’être l’effet de l’on ne sait quel goût du paradoxe ou coquetterie, aura été le signe même du travail de la pensée.

Ce qui restera de Derrida, c’est son dialogue avec Mallarmé autant qu’avec Levinas ; avec Artaud, Celan, Cixous ou Sollers autant qu’avec Condillac ; ce qui restera de Derrida, c’est la promotion des écrivains au rang d’interlocuteurs philosophiques à part entière et c’est le fait, par exemple, que le dernier de ses concepts philosophico-politiques, la notion de « démocratie à venir » que sa mort laisse en souffrance, emprunte sa tessiture au Livre à venir, de Blanchot.

Ce qui restera de Derrida, c’est un style au sens classique du mot. Nous avions, depuis longtemps, cessé de nous voir au moment de l’affaire dite « de Cambridge » et de la levée de boucliers académiques suscitée par l’octroi, à l’auteur de L’archéologie du frivole, d’un doctorat honoris causa. Mais je me rappelle ma joie quand j’appris que son crime était de professer des « doctrines absurdes » ne permettant plus de « distinguer entre fiction et réalité ». Et je me rappelle m’être dit : « voilà, oui, ce qui, un jour, restera de lui – une nouvelle illustration de la loi qui veut que les vrais philosophes, même et surtout professeurs, sont toujours de grands écrivains ».


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