La France, a-t-on commencé par répéter, n’a pas vocation à accueillir « toute la misère du monde ». Va pour toute la misère. Mais celle-ci ? Cette misère, précisément ? Celle de ces 910 kurdes échoués pour la première fois (encore que l’Italie…) sur la côte de Boulouris et déclenchant, dans le pays, une émotion sans précédent ? Merci à Philippe Séguin d’avoir, une fois n’est pas coutume, eu tout de suite le bon réflexe en grognant que nous « n’allions pas nous abaisser au rang des négriers en renvoyant ces gens à Saddam Hussein ». Merci à Patrick Devedjian, oubliant sa casquette de porte-parole du RPR pour répondre aux Pasqua et autres Hollande qui ne pensaient déjà qu’au formidable « appel d’air » que susciterait l’accueil des naufragés : le seul appel d’air sérieux, la seule « brèche » où risquent de s’engouffrer un nombre grandissant de demandeurs d’asile, c’est le refus de donner un pays aux 25 millions de Kurdes dispersés entre ces quatre « Etats crapules » que sont l’Irak, la Syrie, la Turquie et l’Iran. Et bravo, enfin, au gouvernement lui-même, qui, en attendant que l’Ofpra tranche, a rompu, lui aussi, et très vite, avec ses prudences traditionnelles en octroyant des laissez-passer dont chacun sent bien qu’ils sont déjà des sauf-conduits. Défaite de la langue de bois et de la conception politique du monde. Victoire d’une vision de l’Etat qui ne serait plus le seul monstre froid dont se gargarisent les imbéciles. Et si c’était aussi comme ça que l’on rend à la politique sa dignité perdue, son sens ?
Mort de Balthus. Ce n’est vraiment pas de chance d’être arrivé à cet âge, d’avoir été parrainé par Gide et par Rilke, d’avoir été l’ami de Breton, Bataille, Malraux ou Dali, d’avoir fait des décors de théâtre pour Artaud, d’avoir composé des chefs-d’œuvre aussi incontestables que, au hasard, La rue de 1933, La chambre de 1952 ou la série de dessins contemporains du Nu au repos de 1977 et de mourir là, bêtement, le même jour que Charles Trenet. A l’un, le deuil fracassant, la République unie dans l’hommage, les ministres de la Culture d’hier et de demain rivalisant d’ardeur pour célébrer le « fou chantant », inventeur de « la chanson moderne » et entré « vivant » au Panthéon, les funérailles quasi nationales et l’amnésie, aussi, sur la part d’ombre d’une vie qui ne fut pas toujours si édifiante qu’on nous le raconte (voir dans « Douce France », chantée en 1943, au moment même où il composait sa très maréchaliste « Marche des jeunes », le « cœur du génie français », est-ce bien raisonnable ?). A l’autre, qui fut l’un des très grands peintres de ce siècle et dont on est tenté de dire, comme Baudelaire de Manet, qu’il fut, jusqu’à la toute fin, « le premier dans la décrépitude de son art », à cette œuvre immense, terriblement exigeante dont Gide, qui fut l’un de ses parrains, prophétisait qu’elle connaîtrait un jour « la gloire de Poussin », l’hommage plus discret et, surtout, plus laborieux de ceux, de plus en plus rares, qui se souviennent de ce que fut la bataille des Cenci ou de ce que c’est que d’être aujourd’hui, pêle-mêle, le contemporain de Leiris, Bataille, André Masson, Piero della Francesca, Giacometti, Picasso. Quelle injustice. Et quelle tristesse.
Nicole Lapierre. A ceux que navrent les querelles déclenchées par le mauvais livre de Finkelstein, à ceux que le titre même de ce livre, L’industrie de l’Holocauste, suffit à décourager, je recommande le livre de Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire, paru il y a douze ans, mais qui était devenu introuvable et que Biblio-essais à l’heureuse idée de rééditer. Pas de théorie générale, ici, de la mémoire et de l’Histoire. Pas de considérations oiseuses sur le double visage – banalisation, sacralisation… – des ennemis du souvenir. Mais une enquête précise. Vivante. Une jeune sociologue qui, de Paris à New York et de Tel-Aviv à Varsovie, part à la recherche de ce qui reste de la petite communauté juive polonaise de Plock, décimée par les nazis entre 1941 et 1942. Et un exercice de deuil qui, nourri d’une parfaite connaissance de tous les débats politiques, éthiques, philosophiques, sur l’être-juif contemporain, est aussi un merveilleux récit. Les survivants parlent. Leur parole, longtemps muette, suffoquée, chuchotée, inaudible, commence de se dénouer. La sociologue elle-même – dont on découvre, chemin faisant, qu’elle n’est pas ici par hasard et que sa mémoire personnelle se trame indirectement à celle des êtres qu’elle ressuscite – intervient, interroge, rêve parfois et, d’une certaine manière, se souvient aussi. Et c’est, vous verrez, un modèle de remémoration partagée, d’alliance entre les générations, de transmission impensable et pourtant réussie – c’est la meilleure des réponses, je le répète, aux pervers qui, ces jours-ci, nous rebattent les oreilles avec l’« instrumentalisation de la Shoah » et le « devoir d’oubli ».
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