La fréquentation des grands penseurs réjouit et galvanise. Bernard-Henri Lévy le sait qui, dans son dernier essai, Les Aventures de la liberté, brosse sans complaisance des portraits subjectifs des intellectuels du XXe siècle, figures illustres ou acteurs anonymes. Dans ce tableau de famille, se côtoient Malraux, Barrès, Aragon, André Breton, Drieu la Rochelle, Mauriac, Barthes, Raymond Aron, Cocteau, Camus, Gide, Foucault et tant d’autres. Le philosophe tire les ficelles d’une commedia dell’arte où les écrivains tiennent des rôles qui semblent avoir été fixés à jamais : « L’anarchiste rangé, façon Barrès ou Malraux, la grande conscience façon Zola ou Sartre, le juste, seul contre tous, résistant aux forces de l’Histoire et à ses supposés diktats : c’est Camus, Julien Benda. » Mais gardons-nous d’une trop rapide schématisation. Que de surprises derrière ces masques. Et que de questions sur les lèvres.

Combien d’erreurs, de forfaitures et de compromissions chez les intellectuels français. « La France est un drôle de pays où l’égarement fait la légende, où la proximité du mal contribue à la mythologie et où le fait de trahir un peu vous donne une pointure et une stature supplémentaires. » En vertu de cette « loi », le nom d’un écrivain se cite ou s’efface, brille ou est catalogué. Maurice Genevoix, par exemple, enfermé dans le ghetto des « auteurs régionalistes », en a su quelque chose.

L’auteur soulève longuement le « mystère des intellectuels aux visages multiples et le mystère, plus épais encore, de celui de ces visages que la postérité retient ». Les énigmes sont nombreuses dans le panthéon de Bernard-Henri Lévy. Prenez Drieu la Rochelle, par exemple. Comment comprendre l’admiration que cet auteur a suscité et l’indulgence de la gauche à son égard, quand on découvre, avec Bernard-Henri Lévy, ses textes engagés, ceux où il présente le fascisme comme un mouvement de gauche, un mouvement révolutionnaire ! Décalage troublant…

Ou encore Malraux : « D’où vient-il que ni le gaulliste, ni le ministre, ni le vieux manifestant pathétique, coincé, sur le cliché célèbre, entre Michel Debré et Maurice Schumann, n’aient effacé l’image, bien plus ancienne, du jeune aventurier au poing levé ? » La mémoire collective est sélective. Les postérités souvent paradoxales, flatteuses, contradictoires.

Qui eût pu imaginer que Jaurès qui passa pour le représentant de l’humanisme démocratique, pour une « figure emblématique de la gauche humaniste et libérale », eut pu, au moment de la poussée de fièvre antisémite qui entoura l’affaire Dreyfus, écrire ces mots : « Sous la forme un étroite de l’antisémitisme se propageait en Algérie un véritable esprit révolutionnaire. » Puis : « Pourquoi n’y a-t-il pas en Algérie un mouvement antijuif sérieux, tant que les juifs appliqueraient, surtout au peuple arabe, leurs procédés d’extorsion et d’appropriation ? »

L’affaire Dreyfus qui justement est le point de départ du tour de France intellectuel que fait Bernard-Henri Lévy. L’histoire de cet « officier juif, injustement accusé d’être un espion à la solde de l’Allemagne », arrive, selon l’auteur, dans une France alors baignée de couplets antisémites, émanant de toutes les sensibilités politiques, de la droite comme de la gauche. Le même schéma, la même façon de « faire le mal au nom du bien et de haïr par amour » se reproduisent aujourd’hui avec le peuple palestinien dans le rôle du martyr, remplaçant les « petits Français écrasés » par l’horrible « finance juive »

Le fil conducteur de l’essai se trouve dans l’amour de Bernard-Henri Lévy pour la complexité, attirance qu’il avoue jusqu’à faire l’éloge du double. Du multiple. Ainsi, quand il règle ses comptes avec les surréalistes, leur prétendue identité simple et leur esprit de secte, il ne peut s’empêcher de crier vive Nadja mais à bas la doctrine surréaliste, « police de la pensée ». La duplicité l’habite et c’est ce qu’il recherche chez les autres. « Je dirais que les seules vies d’écrivains qui vaillent, les seules qui me paraissent et réussies et enviables sont les vies riches, multiples, les vies un peu absurdes, chaotiques, contradictoires. »

On comprend mieux alors ses relations – combien ambiguës – avec les communistes, « des salauds, des criminels, parfois des monstres », avec qui il conserve, si ce n’est un lien de chair, un « lien de langue ». En quelque sorte des « aînés honteux ». On ne choisit pas sa famille. Ni son époque d’ailleurs.

Ainsi l’auteur a vécu les manifestes et débordements de la guerre d’Algérie, ce moment où prend forme une idéologie, celle qui va précipiter les intellectuels vers la haine de l’Europe ou le tiers-mondisme. Frantz Fanon, médecin-psychiatre à Blida près d’Alger, en est un des apôtres déchaînés.

Mais en Algérie comme à Cuba, en URSS ou dans la France de 1968, les tentatives de changer le monde échouent. Le gauchisme s’exténue… pour mourir au moment du génocide cambodgien. « La révolution pure a concrètement débouché sur la barbarie elle-même pure ». À partir de là, tout le paysage intellectuel bascule. Dans ce laboratoire parfait qu’était Phnom Penh, est morte l’idée de révolution.

Cette histoire subjective des intellectuels du siècle a fait l’objet d’un film télévisé. Il se termine sur la mort d’Althusser, « le dernier des maîtres », au moment où, à un an près, « s’effondre le dernier symbole de l’ordre mort ». C’était après juin 1989 et la folie de Tian An Men.

Leurs idéologues défuntes, les penseurs sont affaiblis. « Face au retour des nations, face à la montée des intégrismes, populismes et autres tribalismes, qui sait s’il ne faudra pas compter avec une métamorphose ultime qui rendrait à l’intellectuel un visage et la parole ? »


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