On peut trouver ces caricatures médiocres. On peut, et c’est mon cas, leur trouver un air de famille avec les caricatures antisémites ou racistes des années 1930 ou 1950. On peut, et ce serait toujours vrai, juger que montrer ainsi le Prophète et le montrer, qui plus est, sous ce visage bête et odieux n’était pas la meilleure idée qui soit dans le contexte du moment et équivalait à jeter une allumette dans une flaque d’essence.

Il reste que c’est une chose de publier des caricatures idiotes dans un journal dont nul n’avait entendu parler en dehors du royaume du Danemark. Et c’en est une autre de voir, quatre mois après, ces caricatures faire le tour du monde et, d’abord, du monde musulman, où elles sont en train de déclencher une sorte d’Intifada planétaire : manifestations monstres ; ambassades et consulats incendiés ; un prêtre chrétien tué par balles en Turquie ; quatre morts à Mazar-e-Charif, en Afghanistan ; sans parler de la transformation de tous les ressortissants occidentaux présents en terre d’islam en cibles virtuelles — victimes expiatoires offertes à la foule folle du groupe en fusion radicalisé.

Ce qui s’est passé, alors, entre les deux ? Il est évident que jamais la publication dans le journal danois d’origine n’aurait eu, en tant que telle, cette puissance de contamination et de feu.

Il est clair, autrement dit, qu’il a fallu des relais locaux d’une détermination et d’une puissance non moins considérables pour aller chercher ces caricatures, les tirer des limbes de l’obscur Jyllands Posten de Copenhague et les porter à la connaissance de millions de musulmans qui n’en auraient, sans cela, jamais, au grand jamais, entendu parler.

Et il est difficile enfin de ne pas lier cette opération d’un cynisme sans pareil, il est difficile de ne pas lier cette mise à disposition et quasi-livraison à domicile d’un journal inconnu, mais dont on savait bien qu’il ne pouvait, une fois connu, qu’indigner en effet, littéralement priver de dignité ceux à qui on allait l’adresser, il est difficile de ne pas relier cette provocation, cette offense (en un mot, oui, ce blasphème — mais un blasphème dont, on n’insistera jamais assez, les vrais auteurs furent moins les caricaturistes pyromanes que ces autres incendiaires des esprits qui ont choisi de mettre les dessins sous le nez de tous les musulmans du monde), il est difficile de ne pas relier tout ceci à une nouvelle configuration planétaire, elle-même déterminée par trois événements récents majeurs.

La fuite en avant d’une Syrie que l’on n’avait jamais vue si sourcilleuse sur les affaires de religion, mais qui se révèle prête à tout — y compris, en l’occurrence, à infiltrer des agents au Liban et à commanditer, sur son propre sol, des manifestations antidanoises — pour retrouver son rôle de grand agitateur régional et faire oublier, au passage, l’implication de ses services dans le meurtre d’Hariri.

Le durcissement d’une République islamique d’Iran décidée, elle aussi, à toutes les alliances — y compris cette grande alliance historique des chiites et des sunnites dont les experts nous répètent, depuis des décennies, qu’elle est contre nature alors qu’elle est bel et bien en train, là, sous nos yeux, et contre l’ennemi commun, de s’opérer et se souder — pour prendre la tête, dans le monde musulman et arabe, de la croisade antichrétienne, antisémite et antidémocratique.

Et puis cette tragédie qu’est enfin, dans les territoires palestiniens, la victoire d’une idéologie dont les thèmes (l’appel, sur fond de négationnisme, à la destruction pure et simple d’Israël et des juifs) n’étaient au pouvoir, jusqu’ici, que dans des Etats clairement dictatoriaux, voire fascistes, et dont il faut bien admettre qu’ils viennent de s’imposer, pour la première fois depuis longtemps, par la voie sacrée des urnes et de la décision démocratique : aurait-on vu, sans ce sacre électoral du Hamas, la foule d’Hébron si sûre de son droit à tenir tout Européen présent en Cisjordanie pour comptable de l’offense ? Verrait-on, sans la volonté de défier le Hamas sur le terrain où il l’a emporté, tant de militants et responsables du Fatah surenchérir dans la haine et dans la dénonciation grotesque de la « position française » telle que l’aurait manifestée la reproduction des dessins par France Soir ?

Il y a, entre ces trois événements, un rapport triangulaire évident. Il y a là, entre ces trois pôles, un triangle de la mort qui est en train de se fermer à l’occasion de cette affaire des caricatures et qui, s’il y parvient, dégagera une chaleur symbolique voire, demain, avec la bombe iranienne, une chaleur réelle et fissile sans commune mesure avec ce que nous connaissions du temps du bon vieil « axe du Mal ».

Et, face à ce triangle en formation, face à cette machine à créer de la haine et de la mort, face à cette « bombe atomique morale », dont on sait, depuis Mao Zedong, qu’elle n’a même pas besoin de la bombe réelle pour jeter le feu dans les âmes, nous n’avons d’autre solution que d’opposer un autre triangle, un triangle de vie et de raison — celui qui, plus que jamais, devrait unir les États-Unis, l’Europe et, qu’on le veuille ou non, Israël dans le refus d’une guerre des civilisations voulue par les extrémistes du monde arabo-musulman et par eux seuls.

Le cœur de ce second triangle ? L’affirmation, d’abord, des principes. L’affirmation, au lieu de ces actes de repentance qui furent le premier réflexe d’un trop grand nombre de dirigeants européens ou américains et qui ne pouvaient qu’entretenir la rue arabe dans l’illusion qu’un Etat démocratique aurait plein pouvoir sur sa presse, l’affirmation, donc, du libre droit de ladite presse à l’expression des bêtises de son choix.

Et puis, dans le même souffle, la réaffirmation de notre soutien à ces musulmans modérés, éclairés, qui savent bien, eux, que l’honneur de l’islam est infiniment plus insulté, bafoué, foulé aux pieds, quand des terroristes irakiens bombardent une mosquée de Bagdad, ou quand des djihadistes pakistanais décapitent Daniel Pearl au nom de Dieu et filment leur forfait, ou encore quand un émir fondamentaliste algérien éventre, en récitant un verset du Coran, une femme algérienne dont le seul crime est d’avoir osé montrer son beau visage : ils sont, ces musulmans modérés, bien seuls par les temps qui courent ; et ils ont, dans leur solitude, plus que jamais besoin de reconnaissance et d’espoir.


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