La vogue des biographies, romancées ou non, n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Ce phénomène a une double cause. On ne se figure pas le soulagement de l’auteur quand le personnage principal existe déjà : la moitié du travail est fait. Le reste n’en réclame pas moins du talent, et même davantage – les chefs-d’œuvre de Thornton Wilder, un Américain cultivé, l’attestent. De son côté, le lecteur, qui ne hait rien tant que d’être dépaysé, privé de repères rassurants, se dit : « Tiens, Bonaparte, Chilpéric, Marie Besnard, je connais. » Il connaît également Nabuchodonosor, qu’il prend parfois pour un compositeur d’opéras, ce qui achève de la tranquilliser. Du coup, il achète, il entre de bon cœur dans un décor au sujet duquel il a des idées. Mais peut-être – s’il ne fréquente pas Saint-Simon les jours pairs et le Journal de Dangeau les jours impairs – marquera-t-il quelques secondes d’hésitation devant l’héroïne que lui présente Mme Ribardière. Elle est historique, et cependant peu souvent étudiée.

Le cher duc a pourtant brossé l’un de ses plus beaux portraits, avec ceux de Louis XIV et de Fénelon, en décrivant Marie-Anne de La Trémoille, princesse Orsini par son second mariage, dite « des Ursins », en un siècle où l’on francisait aussi vite qu’à présent on anglicise. Fascinante créature, « notre agent » à Rome et à Madrid, qui gouvernera sous le masque l’empire espagnol pour le compte de Versailles, et passa avec une égale curiosité des hauteurs aux précipices. Sans jamais lâcher son face-à-main ni perdre sa taille, son teint de couventine. À une époque de goinfres, elle inventa la diététique. Elle inventa également la comédie musicale, pour un public restreint de cardinaux, qui – tels sont les effets de la trompette – eurent envie, à leur tour, de soulever leurs jupes en cadence. Il s’en fallut d’un rien que Mme des Ursins ne popularisât le french cancan avant l’heure. Elle avait, toutefois, déjà donné beaucoup à sa patrie et à sa propre gloire. Elle avait une vision planétaire de la politique et des choses, cette jeune veuve à demi roturière que les duels d’un premier mari, aimé à la folie, lancèrent sur les routes d’un exil italien, et qui avait le goût de materner les princes. Imaginons un mélange de Mme Marie-France Garaud et de Catherine de Médicis. Et, pour une séduction dont les pointes ont l’aigu de ses répliques et formules, ajoutons-y Mme François Giroud. Mme de Ribardière, qu’il convient d’anoblir, car elle a un petit ton Ancien Régime tout à fait plaisant, révèle une finesse de grand romancier quand elle démontre qu’une carrière et une personnalité éclatent et s’épanouissent au-dessus des ruines de l’unique amour. Disparu son godelureau parisien, l’horizon des sentiments à jamais dégagé, Mme des Ursins était libre de prouver qu’une femme attachée à un projet qui la dépasse l’emporte sur toute espèce pour le courage, la ténacité, le désintéressement et, dans les épreuves, une certaine allure qui ne se sépare pas de la gaieté. Elle souriait encore, la reine des coulisses européennes, quand un soir d’hiver, à Madrid, par -15°, elle fut jetée dans un carrosse en chemise de nuit et sans un écu, pour être reconduite à la frontière sans dételer. Mme de Ribardière a, dans sa phrase, conservé les pompons, les plumets, les grelots des chevaux, outre le rythme de cette course résumant une vie sans pareille, où les roues ne tournent pas sans grincer. Peut-être s’est-elle rêvée elle-même en homme d’État. La réussite dans le genre ne s’explique que par un lien secret entre le peintre et son modèle, quelque accointance de fantasmes qui communique la fièvre fraîche des songes. Il reste à trouver, si l’on jouit des loisirs, ce qui – par-dessus le fossé du génie les séparant – a pu rapprocher M. Lévy, point ennemi du succès ni, semble-t-il, des moyens par lesquels il s’obtient, de Baudelaire, qui fut l’incarnation même du guignon et s’acharna aristocratiquement à déplaire. À partir du séjour que le poète, livré aux soins de Médecins Sans Scrupules, fit à Bruxelles, M. Lévy a bâti un roman dont le plan — excellent — souffre d’une exécution défectueuse, faute d’un style approprié. Il a inventé qu’un disciple – qui s’était rendu au chevet du maître et lui avait volé son dernier manuscrit – a, sur le tard, saisi de honte, réuni dans une œuvre d’explication les témoignages des proches sur cette période douloureuse. Mais ni Mme Aupick, la redoutable mère, ni Poulet-Malassis, le piteux éditeur – en est-il de bons pour un esprit original ? – ni Jeanne Duval, la maîtresse, ni ce photographe belge qui prête à Baudelaire une hostilité à son art contredite par les récits de Nadar ne s’expriment d’une façon qui permette de les différencier. Ils parlent tous comme dans un amphi, quand le prof agite sa marotte ; tous préparent un diplôme, au lieu de s’émouvoir. Documentés et studieux, ils l’obtiendront.

En raison d’un parti pris opposé – une affectation d’argot qui, un moment, amuse – on débouche sur une identique impression de lourdeur dans la biographie de Pouchkine (1799-1837) arrangée par M. Besson. Et où, pour le plus délicat, on entend la mariée se dire au lit, après le repas de noce, que « les hommes passent leur temps à fourrer tout ce qu’ils peuvent dans les orifices divers des femmes ». On ne fera pas, en ces termes, oublier l’ouvrage que M. Troyat a consacré à l’écrivain qui réanima et modernisa le russe, qui fut une figure de la liberté au pays des tsars. Lequel, par parenthèse, eut bien tort de repousser les armées de Napoléon : elles convoyaient les idées démocratiques et le tout-à-l’égout. Pouchkine périt dans un duel. En chemin, il s’était offert un cornet de cerises. Gamin sublime, le contraire d’un opportuniste, il est allé à la mort en crachant des noyaux, une épée sous le bras. On ne le lit pas beaucoup en France. Néanmoins, à Paris, un restaurant porte son nom. En voici l’adresse – 7, rue Marie-Stuart, Ier – pour vous remercier d’être arrivé jusqu’à cette ligne. Quand Irène, s’accompagnant à la guitare, chante dans la langue qui a le plus de mots pour désigner le destin, on pleure à gros bouillons. On en mouille ses blinis, ce qui compromet leur saveur. On pense à grand-mère, qui, elle aussi, était une babouchka et avait les mains usées par les lessives. Après quoi, on vide un verre de vodka cul sec. On aurait besoin de la bouteille entière pour affronter la steppe narrative où M. Besson s’enfonce et où s’évapore le charme d’un premier livre, qui fut très apprécié. « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs »… Même un bachelier de 1988 n’ignore pas ce vers de Baudelaire, qui se prolonge par une évocation de la tristesse de novembre, mois où l’on nous voit fleurir des tombes dans l’espoir d’apaiser des remords.

Cette année, des biographes chercheront le pardon de leur frivolité gauche et de quelque arrière-pensées. Ils déposeront sans doute des couronnes.


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