Pourquoi tant d’émotion autour du soldat Shalit ? N’est-ce pas le lot des guerres de produire des prisonniers de guerre et le jeune caporal tankiste, enlevé en juin 2006, n’est-il pas un prisonnier parmi d’autres ? Eh bien non, justement. Car il y a des conventions internationales, déjà, qui régissent le statut des prisonniers de guerre et le seul fait que celui-ci soit au secret depuis quatre ans, le fait que la Croix-Rouge, qui rend régulièrement visite aux Palestiniens dans les prisons israéliennes, n’ait jamais pu avoir accès à lui, est une violation flagrante du droit de la guerre. Mais, surtout, surtout, il ne faut pas se lasser de répéter ceci : Shalit n’a pas été capturé dans le feu d’une bataille mais au cours d’un raid, opéré en Israël et alors qu’Israël, ayant évacué Gaza, était en paix avec son voisin ; dire prisonnier de guerre, en d’autres termes, c’est estimer que le fait qu’Israël occupe un territoire ou qu’il mette un terme à cette occupation ne change rien à la haine qu’on croit devoir lui vouer ; c’est accepter l’idée selon laquelle Israël est en guerre même quand il est en paix ou qu’il faut faire la guerre à Israël parce que Israël est Israël ; et si l’on n’accepte pas cela, si l’on refuse cette logique qui est la logique même du Hamas et qui, si les mots ont un sens, est une logique de guerre totale, alors il faut commencer par changer complètement de rhétorique et de lexique. Shalit n’est pas un prisonnier de guerre mais un otage. Son sort est symétrique de celui, non d’un prisonnier palestinien, mais d’un kidnappé contre rançon. Et il faut le défendre, donc, comme on défend les otages des FARC, des Libyens, des Iraniens – il faut le défendre avec la même énergie que, mettons, Clotilde Reiss ou Ingrid Betancourt.

Otage ou prisonnier, peu importe : pourquoi tant de tintouin au sujet d’un homme seul ? pourquoi cette focalisation sur un individu « sans importance collective », un homme « fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » ? Eh bien parce que Shalit n’est précisément pas n’importe qui – et qu’il lui arrive ce qui arrive parfois, dans les champs à haute tension de l’Histoire universelle, à des individus que rien n’y prédispose et qui deviennent, soudain, les capteurs de cette tension, les attracteurs de la foudre qui en émane, les points de rencontre des forces qui, dans une situation déterminée, convergent et s’opposent. Les dissidents de l’ère communiste étaient dans ce cas. Ou tels persécutés chinois ou birmans d’aujourd’hui. Ou, hier, telle humble figure bosniaque qu’une concentration sans égale d’adversités hissait au-dessus d’elle-même en en faisant une sorte d’élu à rebours. Ainsi de lui, Gilad Shalit. Ainsi de cet homme au visage d’enfant qui incarne, bien malgré lui, la violence sans fin du Hamas ; l’impensé exterminateur de ceux qui le soutiennent ; le cynisme de ces « humanitaires » qui, comme sur la flottille de Free Gaza, ont refusé de se charger d’une lettre de sa famille ; ou encore ce deux poids et deux mesures qui fait qu’il ne jouit pas du même capital de sympathie que, justement, une Betancourt. Un Franco-Israélien vaut-il moins qu’une Franco-Colombienne ? Est-ce le signifiant Israël qui suffit à le dégrader ? D’où vient, pour être précis, qu’il n’ait pas vu son portrait accroché, à côté de celui de l’héroïque Colombienne, sur la façade de l’Hôtel de Ville de Paris ? Et comment expliquer que, dans le parc du 12e arrondissement où il a fini par être exposé, il soit si régulièrement, et impunément, vandalisé ? Shalit, le symbole. Shalit, comme un miroir.

Et puis dernière question : celle du prix que les Israéliens semblent prêts à payer pour la libération de leur captif et celle, connexe, des centaines, on parle parfois du millier, d’assassins potentiels qui se verraient ainsi élargis. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. En 1982 déjà, Israël relâchait 4 700 combattants retenus dans le camp Ansar, en échange de 8 de ses soldats. En 1985, il en remettait dans la nature 1 150 (dont le futur fondateur du Hamas, Ahmed Yassine) pour prix de 3 des siens. Sans parler des corps, juste des corps, d’Eldad Regev et Ehoud Goldwasser, tués au début de la dernière guerre du Liban, qui furent troqués, en 2008, dont certains très lourdement condamnés ! L’idée, la double idée, est simple – et elle fait honneur à Israël. Contre la cruauté, d’abord, des fameuses raisons d’État, contre la mécanique des monstres froids et leur terrible paresse, à l’opposé de ces intransigeances glacées dont l’écrivain italien Leonardo Sciascia ne craignit pas de dire, au lendemain de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, puis de son lâchage par ses « amis », qu’elles sont un autre visage du terrorisme, cet impératif catégorique, sans réplique : entre l’individu et l’État, toujours choisir l’individu ; entre la souffrance d’un seul et les émois du Grand Un, toujours laisser primer l’un seul ; un homme ne vaut peut-être rien, mais rien – et surtout pas l’orgueil matamore, bombeur de torse, du Collectif – ne vaut que l’on sacrifie un homme… Et puis, contre un pseudo « sens du Tragique » qui sert d’alibi à tant de lâchetés, contre les dialecticiens de comptoir glosant à l’infini sur les possibles effets pervers que pourrait provoquer, dans un temps plus ou moins reculé, face à une situation dont nous ignorons tout, tel ou tel geste (le sauvetage, en la circonstance, d’un Daniel Pearl en puissance), ce principe d’incertitude qui est au cœur de la sagesse juive et que résume admirablement l’Ecclésiaste (III, 23) : ce qui va plus loin que tes œuvres, ne t’en mêle pas – dans l’ignorance où tu es du royaume des fins et de ses ruses, sauve déjà le soldat Shalit.


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