On a tout dit de l’insupportable épilogue, en train de s’écrire sous nos yeux, des cent ans de solitude du Kurdistan.

Et on a tout dit de son lâche abandon, jusqu’au cessez-le-feu de ce 28 octobre, à la nouvelle bande des quatre.

L’Iran, dont les Gardiens de la révolution ont reçu pour ainsi dire feu vert pour, de Jalula au Sinjar, se conduire en terrain conquis et s’essayer ainsi à une influence qui les ferait aller de la Méditerranée au golfe d’Oman et devenir, plus que jamais, un « pistolet braqué » sur l’Occident et ses alliés.

La Turquie, qui, tel le chat de Schrödinger qui était mort sans l’être, est à la fois dans l’Otan et en dehors et fait de cette liberté de mouvement l’instrument de sa vengeance historique contre le peuple des peshmergas.

La Syrie, dont le dictateur, fantoche en même temps qu’assassin, ne règne plus, pour reprendre le mot d’un poète français, que sur un « pays que les bouchers écorchent ».

Et, enfin, l’Irak, cette fiction d’un État qui n’a jamais existé que dans le vertige d’un diplomate britannique d’il y a un siècle et qui se bricole une unité en hurlant « Delenda est Arbela » et en écrasant sous la botte de ses miliciens surarmés un peuple libre, démocrate et pacifique.

Ce que l’on n’a pas assez dit, en revanche, c’est l’effrayant mystère qu’a été, dans cette affaire, l’attitude des États-Unis.

Ce qui, pendant ces quatre semaines de cynisme et de peu stratégique couardise, n’a pas cessé de stupéfier, c’est le spectacle de ce « dealmaker » supposément génial qu’est Donald Trump, de ce joueur hors pair censé gagner à tous les coups, de ce « gros dur » réputé ne rien lâcher pour mieux se distinguer d’Obama-le-faible-et-intellectuel, ce qui a stupéfié, oui, c’est l’invraisemblable inconséquence du président de la première démocratie mondiale nous expliquant, le matin, que l’accord avec l’Iran est le pacte le plus crapuleux jamais signé par son pays ; se couchant, le soir venu, en accueillant dans les rues de Kirkouk le général iranien Soleimani ; et passant, toute honte bue, du leadership from behind de son prédécesseur à un tragique et, encore une fois, incompréhensible leave for nothing qui revenait à dérouler le tapis rouge à l’ennemi.

Je n’ai pas souvenir, dans ma vie d’homme, d’une si ahurissante forfaiture morale et politique.

Je ne connais pas d’autre exemple d’une grande puissance qui, sans raison apparente, a lâché en rase campagne l’un de ses plus anciens et fidèles alliés.

Et je ne sais rien de plus navrant que le spectacle de ces combattants kurdes, musulmans des Lumières et remparts contre Daech, livrés à une soldatesque qui se sert, pour les tailler en pièces, des armes et tanks Abrams que l’Amérique elle-même lui a livrés.

Le résultat est là. Et il est, pour un ami des États-Unis, désespérant.

Le pays de Kennedy et de Reagan n’a plus, dans cette région, d’alliés intouchables.

Sa parole, même si elle a, in extremis, semblé changer de ton, ne vaut soudain plus grand-chose.

Et, pour les chefs de la bande des quatre, pour ce quarteron de brutes ivres d’impunité, d’hubris et, probablement, de haine et de revanche envers le maître si longtemps redouté, c’est comme si le château de cartes de la pax americana s’était miraculeusement effondré et que la voie avait été libre pour toutes les aventures.

C’est, en géopolitique, l’équivalent d’un krach boursier. Ce fut un moment très étrange où le monde, éberlué, a découvert que la valeur fiduciaire du président et de son Département d’État était proche de zéro.

Le roi, en d’autres termes, était nu ; ses titres valaient du vent ; et le colosse américain n’était plus qu’une gigantesque pyramide de subprimes diplomatiques.

On débat, ces jours-ci, à Washington, du « piège de Thucydide ».

Il n’est partout question que de cet instant redoutable, car immanquablement porteur de guerre, où la puissance hégémonique ancienne comprend qu’elle va devoir, par sa faute, céder la place à une nouvelle venue.

Eh bien, ce lâchage du Kurdistan est, mutatis mutandis, Athènes et Sparte échangeant leurs rôles et emblèmes, la faute qu’il ne fallait pas commettre et qui va donner des ailes, au-delà même de la région, aux rivaux de l’Amérique.

Car que dit Périclès, le sage stratège, dont la mort et l’oubli de son message entraîneront la ruine de la grande cité républicaine ?

Il met en garde ses concitoyens tentés par la « lâcheté ». Il leur dit que le « prestige » est une « responsabilité » à laquelle ils ne peuvent pas « se dérober ».

Et il leur prédit que, s’ils n’entendent pas l’avertissement, ils iront droit vers un « paisible esclavage ».

Le président Trump, en renvoyant dos à dos Kurdes et Irakiens, a tranché, à ses dépens, ce théorème de Thucydide.

L’Athènes de notre temps, la plus prestigieuse et la plus démocratique des nations, a pris le risque de se précipiter, tête baissée, dans le « paisible esclavage » et de laisser les reliefs de son influence aux Sparte menaçantes qui, d’Ankara à Moscou ou Pékin, en salivent d’avance.

De ce nouveau « complot contre l’Amérique », cette fois à ciel ouvert et dont les conjurés avancent sans masque, les Kurdes ont fait l’amère expérience : mais ce seront, demain, d’autres peuples et d’autres libres cités qui, si l’on ne se ressaisit pas, en feront inévitablement les frais dans d’autres régions de la planète.

Messieurs Poutine, Xi, Erdogan, Khamenei, consorts, à table !

Le grand festin de la carcasse américaine vient, peut-être, de commencer.