La caméra bouge. À Kharkiv, les cratères sont nombreux. Non loin, une explosion se fait entendre, qui a été précédée d’un bourdonnement pareil à celui d’une abeille. Le drone quadricoptère, fabriqué par les Iraniens, est un œil qui voit et qui tue. La terre tremble ici aussi, en Ukraine, le ciel bourdonne, et les gens, entre les deux, prient pour eux et pour leurs morts. La guerre et ses images, souvent les mêmes. Dans les gravats d’un immeuble fendu, une icône ; là, un chapelet. Les sinistrés attendent le printemps, et les militaires, les premiers chars Léopard. Kharkiv, Izioum, Mykolaïv, Kherson… On connaît ces villes, désormais, du moins leurs noms, qu’on retiendra comme on a retenu, en leur temps, Sarajevo, Kandahar, Falloujah ou Alep. Il y eut des journalistes sur place pour nous informer ; il y eut aussi, dans des lieux plus oubliés, un reporter, philosophe et écrivain qui, dans un style singulier, a placé le récit en dehors des chemins de fer de l’actualité.

Exalté par la cause qu’il défend, Bernard-Henri Lévy fait d’une guerre un film, un livre ou un « Bloc-notes » (dans Le Point), mais surtout la preuve ultime de l’existence du Mal pour qui en douterait. Bangladesh, Afghanistan, Burundi, Libye, Ukraine… Il y était, un jour sur le terrain, un autre dans les chancelleries occidentales, à tenter de réveiller les « somnambules » – et tant pis pour ceux qui le traitent de va-t-en-guerre. « Il faut voir le monde comme une cité », se convainc-t-il. Que cherche, à la fin, le réalisateur de Slava Ukraini, film en forme de journal de bord aux côtés des civils et des troupes ukrainiennes ? On devine les influences : beaucoup de Malraux, un peu de Husserl et de Foucault. Et peut-être aussi son père, qui en a fait, des guerres, armes à la main, notamment en Espagne. « Clausewitz avait théorisé deux formes de guerre : la guerre interétatique et la guerre absolue, qu’il appelle aussi “de renversement” ou “d’extermination”, et qui ne veut rien de moins que l’annihilation de l’ennemi », écrit le philosophe dans la préface d’un recueil de ses articles qui paraîtra en Italie. Le conflit en Ukraine est de ces guerres qui ne souffrent aucune concession, aucune négociation. Ne compte, dans ce scénario, que « la capitulation de l’adversaire ».

Des Oradour ukrainiens. Les nuances l’horripilent, tout comme les anachronismes et les ratiocinations qui trouvent aux Russes, « tueurs d’enfants », des raisons d’agir « pour un bout de terre qui a été et qui n’est plus », une « humiliation » d’un autre temps ou une « parole donnée » sans preuve écrite. Il est aujourd’hui avec les Ukrainiens, pleinement et physiquement, comme le montre ce film, rendu possible grâce aux autorisations du président Volodymyr Zelensky, mais aussi à la débrouille de « Serge », fixeur et « ange gardien » du réalisateur. De fait, les images sont rares, impressionnantes : au plus près des lignes russes ; dans une mine de charbon ou une aciérie avec « les forgerons de la victoire » ; au sein d’une « brigade internationale » ; dans les salles de torture de Kherson ; à Ouman, ville de Rabbi Nahman de Bratslav, haute figure spirituelle du judaïsme ; à Izioum, au milieu des charniers non loin desquels des enfants font de la trottinette… Durant une heure trente, « BHL » va à la rencontre des Ukrainiens de la rue et des tranchées, officiers et appelés, valides et mutilés, femmes combatives et femmes en peine, qui, d’une même voix, expriment leur détermination. « Les Russes font les mêmes erreurs que les Allemands en 39-45. Ils tuent des innocents. Ça, ça nous rend plus déterminés », explique un jeune soldat, qui a combattu à Marioupol avec une prothèse à la place de la main.

Le long des routes bombardées, où se diffuse « une odeur de sang qui a tourné » et un silence d’après combat – le plus pesant de tous –, les paysages désolés instruisent sur les pratiques des hommes de Poutine : la terre brûlée. Un an, maintenant. Soit le temps qu’il a fallu pour ramener un bout d’Europe orientale au Moyen Âge. Les villes libérées, brûlées et démolies par l’occupant, sont autant d’« Oradour-sur-Glane » ukrainiens. Les survivants, comme à Lyman, cherchent du bois pour se chauffer et du réseau pour joindre un proche dont ils sont sans nouvelles. Tous sont marqués par des mois de terreur et, souvent, paraissent bien plus vieux que leur âge. À Zaporijia, les artilleurs russes sont encore là, tout près, visibles à la jumelle. Dans un quartier de Kiev, au lendemain de bombardements, une femme raconte au philosophe avoir échappé à la mort en s’abritant dans sa baignoire, assise sur une chaise. Une partie de son appartement a été soufflée par un missile russe. Il y fait froid, l’eau et l’électricité manquent, mais le plus touchant est encore ailleurs : celle qui vient d’échapper à la mort s’excuse, face à la caméra, de porter un manteau sale, qu’elle époussette de sa main gelée… La propagande russe sur les objectifs strictement militaires de l’« opération spéciale » ne tient plus devant les images de ces habitations civiles rasées par les soldats russes.

En suivant ce périple « BHLien », on pourrait adhérer, par instants, aux remarques de ceux qui s’agacent de l’espace occupé par le réalisateur à l’écran. Mais quand cette présence permet à un homme, un résistant ukrainien, de raconter la torture que lui ont infligée les Russes du FSB, l’attention ne se porte plus que sur le visage du malheureux dont on cherche les stigmates. Quand cette présence, toute costumée de noir, fait hurler « Vive la France ! » à un bataillon au nom impossible, qui s’est rebaptisé « Charles de Gaulle », on n’entend plus que les voix rauques de ces soldats, et rien qu’elles. Quand cette présence demande à une fillette qui fuit sa ville bombardée ce qu’elle connaît de la France et que celle-ci lui répond « Alexandre Dumas », on est ému devant ses grands yeux bleus.

« Eux » ou « nous ». Gilet pare-balles sur le dos, le philosophe va de ville en ville, comme le ferait l’enquêteur d’une Cour pénale internationale pour chercher les preuves d’une guerre qui, si elle n’est pas oubliée, connaît son lot de crimes et d’« interprétations ». Car ce drame est aussi un conflit de lectures, selon BHL. Il pense à ceux, « Munichois » de ce siècle, qui promeuvent la « paix » pour mieux camoufler leur espoir : la défaite de l’Ukraine et, partant, de l’Occident. La « paix », telle que lui l’entend, ne peut venir que d’une victoire de Zelensky, dont il partage – peut-être un peu trop – l’absolutisme : récupérer tout le territoire ukrainien, Crimée comprise. Rien, dans ce film, ne nous permet d’appréhender une autre issue que celle d’un conflit global. Ce seront « eux » ou « nous ». Il en revient à la thèse de son essai L’Empire et les cinq rois (2018), qui évoquait la résurrection d’anciens empires soucieux de renouer avec un âge d’or. La Chine, la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran voudraient prendre leur revanche sur l’Occident. Et, déjà, l’auteur faisait l’éloge des peuples « de trop » en prenant l’exemple des Kurdes, bombardés par la Turquie et attaqués, au sol, par Daech. Il avait parlé de « l’impayable dette que le monde a contractée à l’endroit de la seule armée qui, lorsque Daech paraît, et que la région est pétrifiée de stupeur et de terreur, ose le combattre face à face ». Ses mots sont les mêmes, aujourd’hui, s’agissant des Ukrainiens, ce peuple « de trop » aux yeux de Poutine. Et l’écrivain de formuler ainsi cette autre dette :« Ce n’est pas nous qui protégeons l’Ukraine, c’est elle qui nous protège. »


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