La première fois que j’ai vu Borges c’était, en 1974, à Paris, dans un hôtel de la rue des Beaux-Arts où j’étais venu l’interviewer pour Combat. Il était frêle. Très pâle. Sa peau translucide et marbrée. Son corps de colophane. Ses lèvres fondues, qui se distinguaient mal du reste du visage. Le regard, bien sûr. Oui, cette espèce de regard qu’il posait, non sur les choses, mais sur les êtres. Regard d’huître, regard sans tain – un regard obstiné et secret où brillaient des restes de curiosité. Il parlait beaucoup, comme les sourds. Mais il s’arrêtait de temps en temps pour, avec une infinie courtoisie, demander si tout allait bien, si je le suivais toujours. Nous avons parlé cinéma. Un peu littérature, mais surtout cinéma. Les films qu’il avait aimés. Ceux que, avec Bioy Casares, il avait écrits et qu’il détestait. Greta Garbo, « la plus grande ». Marlene Dietrich, ce « malheur dans la vie de von Sternberg ». Son goût des westerns quand ils respectaient la règle aristotélicienne des trois unités. Une analyse des Forbans de la nuit de Jules Dassin, cette version moderne de David et Goliath. « J’ai tellement aimé le cinéma ! Je suis si profondément persuadé que c’est là, et là seulement, que survit l’esprit de l’épopée ! Ce n’est pas une telle affaire de devenir aveugle quand on est écrivain. Mais le cinéma ! Ah, le cinéma ! Le vrai problème, c’est le cinéma… »

Je l’ai revu, quelques années plus tard, à Milan, où il participait à un congrès de psychanalyse organisé par Armando Verdiglione. Que diable faisait-il ? Qu’avait-il à faire dans un congrès de psychanalyse ? Pas grand-chose, sans doute. Mais il était content d’être là ; de rire avec Arrabal ; de manger des spaghettis, le soir, chez Savini ; de se faire raconter, après dîner, les flèches du Duomo et les passantes de la via Montenapoleone ; de répondre aux questions des uns ; d’interroger les autres ; ou encore d’écouter (d’épier ?) ces hôtes dont la rhétorique néolacanienne l’intriguait autant qu’une de ces sagas islandaises dont il se voulait le spécialiste et qu’il plaçait aussi haut que le Quichotte. Je l’ai fait parler ce soir-là, pêle-mêle, de sa fascination des miroirs et des appareils photo ; des journaux qui annonçaient régulièrement sa mort et de ceux qui révélaient qu’il n’avait, comme Shakespeare, jamais réellement existé ; du Nobel dont il ne savait plus, au juste, s’il l’avait ou non obtenu ; de Victoria Ocampo et de la revue Sur ; de ses promenades avec Drieu, ce « snob », dans les rues de Buenos Aires, en 1931 ; et puis, encore et toujours, la cécité – mais à propos, cette fois, de Sartre, l’autre grand aveugle du siècle, qu’il n’aimait pas beaucoup et qu’il refusait de tenir (sic) pour un authentique « gentleman »… « C’est terrible, ce qui arrive à Sartre », murmura-t-il sur un ton faussement navré. « Terrible ! Son écriture a toujours été si visuelle ! Si métaphorique, si colorée et, donc, si visuelle ! Alors, quand la nuit est tombée, il a fatalement perdu ses sources d’inspiration et ses moyens. Tandis que moi, j’ai une prose sèche. Conceptuelle. Elle n’a jamais eu trop à voir avec l’œil et ses images. En sorte que la cécité n’y a pas changé grand-chose… » De l’avance de l’écriture sur les métamorphoses de l’œil… Du pressentiment, dans l’art, des misères à venir du corps… Borges, ce soir-là, parlait sérieusement – sur un ton farce.

Et puis il y a eu cette troisième rencontre, enfin, deux ans avant sa mort, au Collège de France, où était accourue, pour l’écouter, la foule des très grands jours : notables et éminences, écrivains, grands journalistes, Michel Foucault, Henri Michaux, Raymond Aron, jusqu’à l’invisible Cioran, descendu de son grenier pour examiner le phénomène – « voyons voir, semblait-il dire, installé au premier rang ! est-il si désespéré qu’on le raconte ? l’est-il assez pour que je doive m’inquiéter de la concurrence ? ». Borges est très vieux, cette fois. Très fatigué. La voix est plus basse, un peu perdue. Mais il garde des éclairs de gaieté dans le ton. Le même côté vieux dandy, facétieux et sublime, faussaire génial et mystificateur méthodique. Le même côté Cagliostro de bibliothèque, érudit de cour (au sens où on parlait, jadis, d’abbés de cour) babélisant devant les mondains, un peu cabot. Et, à la fin de la conférence, cet ami qui lui demande : pourquoi dire tant de mal de Victor Hugo ? Lui : parce qu’il n’a rien écrit de valable à part Les brigands. L’ami : mais Les brigands ne sont pas de Hugo, mais de Schiller ! Lui : eh bien, vous voyez, il n’a écrit qu’un bon livre et, en plus, il n’est pas de lui… Autre image d’un Borges insolite – assez loin de l’image convenue de l’« aveugle-voyant », façon Homère ou Milton ; mais assez proche, en revanche, de la collection de photos qu’a rassemblée Pierre Bernès et qu’il publie, en même temps que le second tome des œuvres complètes, dans un merveilleux album de La Pléiade. Cet album, tous les borgésiens rêvent qu’il devienne, avec la pierre du cimetière de Genève, le tombeau de papier de cet homme-livre. Borges sans hiératisme. Borges en liberté.


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