Petite-fille de Maurice Papon. Et donc virée du cabinet du ministre des Anciens Combattants où elle était conseiller technique. Je ne sais rien de cette dame. Je ne sais pas – personne, à ma connaissance, ne s’est soucié un instant de savoir – ni ce qu’elle pense ni qui elle est. Mais voilà. Le fait d’être née Papon suffit à lui valoir opprobre. Le fait d’être petite-fille d’un criminel suffit, aux yeux de la République qui nous en informe par simple arrêt publié au Journal officiel, à faire d’elle une autre criminelle, une paria, une intouchable. Et cette ahurissante nouvelle, cette invention du délit, non de sale gueule, mais de sale famille, passe comme une lettre à la poste, sans susciter d’autre protestation que celle, assez molle, du médiateur de la République. On ne va pas pleurer pour une Papon, disait un chroniqueur, l’autre soir, sur une radio. Eh bien si, justement, on devrait s’émouvoir du sort de cette Papon-là. Car question de principe. Question, élémentaire et essentielle, de savoir si nous vivons sous un régime où l’on est coupable de ce que l’on fait ou de ce qu’ont fait vos ascendants alors que, par parenthèse, et en la circonstance, vous n’étiez même pas né. Ignominie – je pèse le mot et me reproche d’ailleurs d’avoir trop tardé, moi-même, à réagir – de cette idée d’une faute entachant une descendance jusqu’à la troisième génération. Aucun « respect des victimes » n’excuse cela. Un « devoir de mémoire » qui s’accommoderait de cette injustice ne serait, il faut le dire sans détour, que grimace et caricature de soi-même.

Je n’aime pas ce système de « SMS » qui défilent en bas de l’écran de l’émission de Marc-Olivier Fogiel et qui véhiculent le pire (souvent) et le meilleur (rare- ment) – inconscient social à ciel ouvert, poubelle de l’Opinion, caricature de liberté de parole propice à tous les dérapages. Mais enfin… Peut-on mettre sur le même plan l’un de ces dérapages (un message à connotation raciste dont l’animateur s’est aussitôt excusé) et les provocations répétées, calculées, d’un Dieudonné devenu, au fil des semaines, un chef de bande antisémite (hier encore, devant les locaux de France Télévisions, sa petite foule de nervis annonçant qu’elle ne comptait pas « s’arrêter là » et que le moment viendrait de « jeter dehors » les « Elkabbach, Elizabeth Lévy, Paul Nahon ») ? A-t-on le droit de renvoyer dos-à-dos, comme le fait une partie de la presse de ce matin, un producteur de télévision que l’on peut diversement apprécier (mais dont les convictions républicaines ne font de doute pour personne) et un ex-humoriste dont la dénonciation de la « domination juive » est devenue le fonds de commerce (je tiens à disposition de qui veut ses déclarations sur ce « lobby très puissant » qui aurait fait « main basse sur les medias » et qui s’adosserait sur « une escroquerie qui se sert du drame de la Shoah ») ? Cette fausse symétrie, cette équivalence en trompe l’œil, cette façon de tout mélanger et, pour les besoins de la mise en scène, de transformer en un affrontement imaginaire (« l’affaire Fogiel-Dieudonné », sic) le problème, lui, bien réel posé par la montée, dans une frange de l’opinion, d’une forme de néo-antisémitisme, ne servent, je crois, personne. Banalisation. Confusionnisme. Injure, ce faisant, à toutes les victimes. On a toujours tort de jouer à la guerre des mémoires. C’est faire tort à chacun que de jeter l’une contre l’autre des douleurs qu’il faudrait tout faire, au contraire, pour tenter de penser ensemble.

Scènes du Pakistan. Terribles images de ce séisme – le pire depuis un siècle – qui, à l’heure où j’écris, aurait fait plus de soixante mille morts, au moins autant de blessés et trois millions de sans-abri. Images de ces vallées de Jhelum et Neelum que j’ai connues, il y a trente ans, si belles, si riantes, et que je devine en proie à la dévastation, au chaos. Images de Balakot, cet humble village, au nord-ouest de Muzaffarabad, apparemment rayé de la carte et qui était, à l’époque, celui de mon premier fixeur. Et puis images, encore, de ces orages de fin du monde qui s’abattent sur le Cachemire et, comme si toutes les puissances du malheur s’étaient liguées contre ce peuple, retardent et parfois empêchent l’acheminement des secours. Je ne voudrais pas faire du barrésisme à l’envers. Ni, donc, laisser entendre qu’il y aurait des lieux où souffle l’esprit de la désolation, du malheur. Mais j’avoue que, lorsque je vois cela, lorsque je vois ces visages de survivants qui, aux ravages anciens de la misère, à ceux de la dictature et du fanatisme, au désastre que c’était de vivre sur l’épicentre de l’islamisme le plus radical, voient s’ajouter cette catastrophe nouvelle, je ne peux m’empêcher de songer qu’il y a comme un mauvais sort, oui, une sorte de grâce à rebours, qui s’acharnent sur « le pays des Purs ». Que fera la communauté internationale ? Répondra-t-elle aux appels d’un président Moucharraf dont j’ai assez souvent dénoncé les doubles discours divers pour pouvoir dire, ici, que son désarroi bouleverse ? Saura-t-elle, au passage, éviter le piège qui consisterait à laisser aux seuls « pays frères » le monopole de la solidarité et du cœur ? Il y a des moments où la parole politique doit se taire. Et où il faut tout mettre en œuvre, vraiment tout, pour, comme disait Camus, sauver les corps.


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