Le procès du sang contaminé s’achève. Imparfait, certes. Inégal. Mais enfin, il s’achève. Et je vois cinq raisons, au moins, de le trouver formidablement salutaire.
1. Le fait même qu’il ait eu lieu. Cela n’aurait pas suffi, bien sûr. Mais pour les victimes, leurs familles, pour celles des victimes qui n’ont pas vécu assez longtemps pour voir arriver ce jour, le principe même de cette Cour de justice, la discussion contradictoire, l’interrogatoire, le défilé, à la barre, des possibles responsables d’un désastre sanitaire sans pareil étaient un droit sacré, un dû. Ni haine ni vengeance, la justice : c’était, depuis le premier jour, la requête d’Edmond-Luc Henry, le président de l’Association des hémophiles. On a fait droit à sa requête. On ne pourra plus prétendre que des ministres, parce qu’ils sont ministres, sont exemptés, en France, de tout risque de responsabilité pénale.
2. Ce procès, quoi qu’on en dise, aura été une excellente leçon de choses politique. Le désordre des audiences ? Les absurdités de l’arrêt de renvoi ? Sans doute. Mais aussi la reconstitution de ces fameuses sept semaines qui séparent la première note adressée à Laurent Fabius et l’annonce par le même Fabius, le 19 juin 1985, à l’Assemblée, du dépistage obligatoire des donneurs de sang – la reconstitution, heure par heure, minute par minute, des minutes de la décision… Comment fonctionne un État ? Comment opère-t-il dans le détail ? Comment circule une note ? Comment se déroule une réunion ? Qui sait quoi ? Qui fait quoi ? Qu’est-ce, en un mot, qu’un crime de bureau ? Quel obscur enchaînement de calculs, lâchetés, petites ou grandes négligences finit-il par le constituer ? Et comment Laurent Fabius et ses ministres ont-ils, à l’inverse, réussi à le conjurer ? Ce sont ces questions que l’on a posées. Patiemment. Sereinement. C’est à la fois décisif et sans précédent.
3. Que savait-on à l’époque ? Quel était l’état des connaissances sur le sida et celui de nos ignorances ? De quelle façon celles-ci se combinaient-elles avec celles-là ? Comment un certain état, par exemple, de l’immunologie, comment les concepts de « séroposivité », d’« anticorps » ou de « porteur sain » étaient-ils autant d’obstacles dans les têtes, non seulement des responsables, mais des savants ? Ce sont des problèmes, cette fois, non de politique, mais d’épistémologie. Ce sont des questions très difficiles que l’on s’attendrait à voir aborder par des disciples de Bachelard ou Canguilhem. Or c’est de cela, aussi, qu’il s’est agi. C’est à retracer le climat de l’époque, à retrouver l’épaisseur de ses préjugés, l’inertie de ses terreurs ou de ses illusions, que des dizaines de ministres, conseillers, médecins, spécialistes de la transfusion, témoins divers, se sont employés pendant ces semaines. Et cela, encore, mérite le respect.
4. Le débat. Ce procès, convenons-en, avait commencé dans la confusion la plus extrême. On voulait des têtes. Des coupables. On voulait que, d’un si grand malheur, répondent de grands malfaiteurs. Et on était même prêt, en une aberration juridique elle aussi sans pareille et explicable, j’imagine, par l’émotion qui régnait alors, à inculper pénalement non seulement les responsables directs du dommage, mais tous ceux qui, « à des degrés divers », et « de près ou de loin », y auraient « contribué ». Eh bien, il y a eu, donc, débat. Et, comme toujours quand on ouvre un espace au débat, les choses se sont éclaircies, les esprits se sont apaisés, on a commencé de distinguer responsabilité politique et pénale, crimes par omission et commission – on a rompu, en un mot, avec le procès en sorcellerie larvé qu’instruisait l’Opinion depuis douze ans, sur fond de vieilles peurs, de diabolisation de l’État et de recherche de boucs émissaires.
5. Fabius, enfin. Il était le héros malgré lui de ce procès. Il était, pour mille raisons, sa victime émissaire désignée. Or, là aussi, le procès a abouti. Là aussi, malgré les maladresses, les naïvetés de la procédure, etc., le débat a permis d’établir, sans aucune contestation possible : primo, que le Premier ministre de l’époque n’a jamais envisagé de retarder, pour des raisons de patriotisme économique, l’homologation du test de dépistage américain ; secundo, que la France a été, sous son gouvernement, l’un des cinq premiers pays du monde, avant les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, à prendre les mesures sanitaires dont nous savons, avec le recul, qu’elles s’imposaient ; tertio, qu’une telle lucidité, doublée d’une célérité assez exceptionnelle pour qu’un Raymond Barre, après d’autres, ait cru devoir venir la saluer, mérite non l’opprobre, mais l’hommage : la diligence de Laurent Fabius a, nous le savons désormais, sauvé des centaines de vies humaines. Oui, ce procès était nécessaire. Rarement une même génération aura pu, ainsi, voir s’installer la confusion et assister à sa défaite – contempler la naissance infâme de la rumeur et parvenir à la dissiper.
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