NICOLAS WEILL : Vous êtes membre du comité formé à l’initiative de Jack Lang en faveur du oui. Comment interprétez-vous le poids du non dans les sondages ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Il y a deux problèmes distincts. D’abord, cette oscillation des électeurs : c’est la rançon du fait que la question européenne est, pour la première fois, devenue l’objet d’un débat public ; de cette libre discussion démocratique et de l’inévitable trouble qu’elle induit dans les certitudes, on ne peut que se réjouir. Après, il y a la façon bizarre dont se redessine, à cette occasion, le paysage politique français. Il y a, à l’extrême gauche par exemple, l’alignement sur les réflexes souverainistes les plus primaires. Et ça, c’est triste et très inquiétant.
NW : Que pensez-vous du reproche adressé à ce texte d’institutionnaliser le libéralisme ?
BHL : Voir ces gens clouer au pilori le libéralisme comme tel me semble être l’une des dérives les plus significatives de la campagne. Dans l’esprit de la plupart, c’est du libéralisme économique qu’il s’agit. Sauf qu’ils ne le disent pas. Et, si vous écoutez bien, c’est le libéralisme en général qui est démonisé. Adam Smith, oui. La jungle du marché, d’accord. Mais aussi – pêle-mêle – Tocqueville, les carbonari, les républicains de 1830. Là aussi, une terrible régression et un carambolage sémantique lourd de conséquences. Le projet de traité distingue, lui, les deux ordres. Il augmente les libertés des citoyens européens, tout en offrant des contrepoids politiques à la toute-puissance du marché.
NW : Ce texte n’a pas de défaut ?
BHL : La démocratie en a toujours. Le droit de saisine, par exemple, par un million de citoyens n’est pas suffisamment automatique. Les domaines où la loi de la majorité est susceptible de prévaloir : ils sont trop restreints. Pour quelqu’un qui est partisan d’un dépassement rapide du modèle de l’Etat-nation, pour quelqu’un qui, comme moi, voit dans le signifiant « Europe » et dans les institutions qui s’y attachent, une machine à refroidir les passions nationales, il est évident que cette Constitution ne va pas assez loin. Mais c’est un pas en avant. C’est un bien meilleur cadre que le traité de Nice.
NW : Comment réagissez-vous aux inquiétudes sur la protection sociale ?
BHL : Évidemment, la question du dumping social se pose. Évidemment, l’objectif est de tirer les droits sociaux vers le haut et non vers le bas. Mais est-ce qu’il faut, pour autant, traiter avec tant de désinvolture et de mépris les peuples d’Europe centrale et orientale qui ont rejoint l’Union ? Est-ce qu’on peut en faire ces espèces d’enzymes gloutons en train de nous sucer nos modèles sociaux et de ruiner notre prospérité ? N’est-il pas choquant de voir à quelle vitesse tous ces partisans du non ont oublié la dette que nous avons à l’endroit des peuples de l’ancienne Europe captive ? Au moment d’honorer le rendez-vous, ils sont traités à peu près comme les peuples du tiers-monde accusés par les racistes du Front national de venir nous voler nos prestations sociales.
NW : Pensez-vous que le camp du non a peu à voir avec l’Europe et se forme surtout autour d’enjeux intérieurs français ?
BHL : Oui. Il existe un deuxième non plus idéologique. Ce non fait se coaguler des forces qui opéraient jusque-là en ordre dispersé : souverainisme, chauvinisme, préférence nationale à visage socialiste, virage nationaliste d’une partie de la gauche tournant le dos à sa tradition internationaliste, crispations identitaires. Il y a, dans l’air, quelque chose d’assez fétide.
NW : Croyez-vous que l’affaiblissement de la mémoire des catastrophes joue un rôle dans la désaffection vis-à-vis de la construction européenne ?
BHL : Oui. Mais raison de plus pour avancer. C’est quand les passions s’éteignent que les textes doivent prendre le relais, quand l’esprit est moins là que la lettre doit y suppléer. La mémoire noire du nazisme, celle du communisme, étaient le sol constitutif du projet européen. Ce sol se dérobant, il est normal que surgisse la question neuve de la Constitution.
NW : Que voterez-vous le 29 mai ?
BHL : Oui.
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