Y aura-t-il un débat ? Une analyse des faits historiques que brasse cet essai, et pas seulement de ses tics de langage ? En tout cas, L’Idéologie française, de Bernard-Henri Lévy, mériterait une véritable discussion. Il serait regrettable que l’establishment universitaire et idéologique français – vexé depuis longtemps parce que BHL le court-circuite avec insolence et qu’il établit par-dessus les têtes institutionnellement pensantes son contact avec les lecteurs, fort nombreux, ce qui aggrave son cas ! – parvienne à dévier vers des points secondaires d’érudition, vers certains raccourcis théoriques un peu trop vertigineux, le débat.

Débat sur le fond, donc. Débat sur le fil rouge des thèses ici avancées et qu’on peut résumer ainsi, à l’emporte-pièce : depuis un siècle, un tissu idéologique s’est tramé dans ce doux pays de France, avec des thèmes de droite et de gauche, et cette « idéologie française » est celle d’un fascisme spécifique, bien de chez nous, je veux dire : de chez vous. Car je suis étranger dans ce pays, même si j’en ai volé la langue, situation qui ne m’autorise à aucun sentiment de supériorité (pour ce qui est du fascisme, en Espagne, nous n’avons aucune leçon à donner !) mais qui me donne, je l’espère, une meilleure distance critique.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que certains des meilleurs travaux historiques sur la longue mise en place de cette idéologie française sont l’œuvre de chercheurs étrangers. Sans négliger, en effet, les apports d’un René Rémond, entre autres, il faut bien admettre que les choses les plus aiguës, les plus éclairantes – et les mieux documentées – sur cette France profonde ont été écrites par des hommes comme Zeev Sternhell, Robert O. Paxton et Stanley Hoffmann, pour n’en citer que trois. C’est en s’appuyant explicitement sur leurs travaux que Bernard-Henri Lévy fouille les non-dits et les refoulements d’une mémoire collective prompte à oublier certains moments cruciaux de son histoire – la dictature de Vichy par exemple – ou certaines obsessions récurrentes – la xénophobie, l’antisémitisme, en particulier. Mais L’Idéologie française n’est pas, et ne prétend nullement être, pur travail d’historien. Il ne s’agit pas seulement de revenir sur le passé, fût-ce pour l’éclairer dans ses recoins obscurs. Il s’agit de l’analyse d’un présent incertain, inquiétant.

Quand on voit renaître l’antisémitisme français, sous sa forme la plus scandaleuse de la bonne conscience populiste et chrétienne ; quand on observe une nouvelle articulation de la pensée radicale, sous la forme mensongèrement neutre de la tradition indo-européenne ; quand on constate que le PCF plonge allègrement dans une xénophobie électoraliste et plébéienne ; quand on assiste à une fusion inédite des thèmes traditionnels de la « droite révolutionnaire », selon la formule du livre magistral de Sternhell, et des thèmes actuels d’une ultra-gauche non pas vieille, mais gâteuse, sous le prétexte de défendre la liberté d’expression de l’antisémitisme faurissonien, il y a de quoi prêter au travail de Bernard-Henri Lévy une attention qui dépasse les humeurs de la mode et le mode de l’humeur.

Et sans doute cet essai s’arrête-t-il, pour l’essentiel, au seuil d’une exigence qui lui est implicite, celle d’une stratégie démocratique. L’auteur le proclame lui-même, lorsqu’il affirme qu’il est temps « d’élaborer d’autres desseins, de réfléchir enfin aux lignes de cet antifascisme conséquent dont nous invoquons si souvent le patronage sans toujours prendre la peine de le penser jusqu’au bout ». Prenons-la donc, cette peine. Pensons cette stratégie jusqu’au bout, à commencer par un véritable débat sur L’Idéologie française.


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