Alors que, pendant douze jours, les festivaliers vivent comme coupés d’un monde dont les événements ne leur parviennent qu’assourdis, ce fut lundi, entre la dernière prestation de Depardieu (dans Une simple formalité) et les états d’âme d’une danseuse de boîte de nuit érotique (Exotica), l’irruption du réel dans la bulle de la fiction. Mais le malaise n’est pas venu seulement de ce choc. Bosna !, qui sera demain sur les écrans, appelle l’irritation et la controverse. Film partisan, film fabriqué alternant images d’archives bosniaques et images captées par la caméra d’Alain Ferrari, film d’intellectuel partant en campagne avec sa thèse brandie comme un étendard – la Bosnie est l’Espagne de 1936, l’Europe d’aujourd’hui est munichoise, il faut combattre les Serbes sinon le fascisme se réinstallera comme il y a cinquante ans –, film d’esthète enfin, un peu maniéré parfois, il divise déjà…

Une rageuse complaisance

Tourné pendant six semaines entre septembre 1993 et janvier 1994, terminé en avril dernier, Bosna ! montre les soldats bosniaques dans leurs tranchées enneigées, les maisons éventrées et la bibliothèque en ruines de Sarajevo, et les hommes et les enfants fauchés dans la rue en pleine course par des snipers aux tirs cyniques et précis, et le marché sanglant de Markalé, et l’enfant aveugle enturbanné de linges, et les moignons, et les têtes éclatées. Le film insiste sur l’horreur avec une sorte de rageuse complaisance que l’on pourra discuter. D’autant qu’il vient à Cannes après la projection d’un film réalisé, lui, par un collectif de cinéastes yougoslaves, Le Dieu, l’homme et le monstre, montré par la Quinzaine des réalisateurs, qui très émouvant restait, lui, sur cette horreur, plus pudique. Mais peut-être faut­il ces images pour que, à nouveau, quand sur le terrain les Serbes, semble­t­il, se rient des « plans de paix » genevois, on se réveille en Europe ? Images de sang donc, de véritable boucherie même, images aussi, que l’on a vues déjà sur le petit écran, d’hommes décharnés, parqués dans des « camps de la mort ». Et confession, brève ici (longue dans le film yougoslave), de ce soldat serbe qui avoue avoir étranglé des hommes comme des cochons et violé puis tué des jeunes filles.

On regarde, fasciné, écœuré. On a en arrière-pensée une interrogation, est-ce vrai ? Sommes­nous manipulés ? On regarde aussi le président Mitterrand venu sur place repartir dans le grand char blanc onusien. On entend le président bosniaque dire (ou penser avec l’aide de BHL ?) « nous sommes le ghetto de Varsovie ». Et les soldats serbes rire en tirant sur « les fourmis humaines ». On entend encore, sur les images d’une école ensanglantée où quelques cheveux sont restés collés sur un dessin de fleurs, des cris, ceux d’une fillette que l’on voit ensuite sur un brancard. Et puis l’on suit dans la pénombre un gros œil éclairer de superbes statues symboles d’une culture, la nôtre, que l’on laisse égorger.

On l’aura compris, commenté en outre par BHL lui-même sur ce ton de prophète inspiré qui parfois frôle le ridicule – mais n’en est pas moins certainement sincère – Bosna !, qui se veut « documentaire suggestif », « film de combat » ne ménage pas sa peine et ses partis pris persuasifs, de Haïlé-Sélassié à Malraux ; l’histoire est largement convoquée pour nous appeler à la révolte. Avec parfois un simplisme que d’aucuns dénonceront sans doute. Film pamphlet qu’il faudrait pouvoir équilibrer en voyant l’autre, auquel BHL rend d’ailleurs lui-même hommage mais dont on a curieusement peu parlé à Cannes et qui ne sortira sans doute, s’il sort, que très modestement. L’émotion, là, la sincérité, touchent directement. Chez BHL trop d’horreur, trop de passion littéraire la freinent. Mais sans doute le combat reste­-t-­il d’actualité et toutes les forces, y compris celles des plus médiatisés de nos intellectuels, sont-­elles les bienvenues…


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