D’ordinaire, je me méfie du passage brutal de la théorie à la pratique, et de la philosophie, fût-elle nouvelle, à la bonne vieille fiction : mais avec le premier roman de Bernard-Henri Lévy, voici mes inquiétudes levées et mon scepticisme singulièrement bousculé. Car non seulement cet écrivain glisse de L’Idéologie française au Diable en tête avec une aisance et un bonheur déconcertants, mais il réussit également le pari de nous captiver et de nous émouvoir comme s’il en était à son nième thriller ou son nième roman d’amour.

Vous aimez les intrigues politiques, les suspenses policiers, les grands sentiments, les drames familiaux, vous aimez rêver, frémir, pleurer, courir, vous aimez les héros de chair et d’os, alors vous allez dévorer, comme moi, ce feuilleton haletant en cinq épisodes menés au triple galop BHL, écrivain de tour d’ivoire ? Allons donc. Le brillant élève de la rue d’Ulm se révèle aujourd’hui un fantastique raconteur d’histoires et le théoricien de l’antitotalitarisme un voyageur fougueux qui a roulé sa bosse aux quatre coins du monde et de la société pour nourrir, sans aucun artifice, un livre plein de choses simples et vraies, de portraits authentiques, de fantasmes universels, un livre qui traverse notre demi-siècle avec telle vélocité que chacun de nous s’y retrouve, qu’on ait vingt, quarante ou soixante ans…

En détaillant les cinq chapitres de ce roman palpitant, et souvent majestueux, on pourrait mettre à jour l’ingénieuse construction d’un livre où chaque chapitre possède son propre ton, et le talent d’un écrivain qui est capable de viser la même cible avec cinq plumes différentes. Une véritable gageure littéraire qui se double d’une prouesse technique : faire cohabiter, pour notre plaisir autant que pour l’efficacité de l’intrigue, le thriller politique, le feuilleton d’espionnage, l’histoire d’amour, et même les développements métaphysiques, n’est pas donné à tout le monde.

Que ce soit là un « premier roman » a de quoi couper le souffle. Mais qu’il soit signé Bernard-Henri Lévy surprendra moins : car le jeune philosophe de La Barbarie à visage humain avait su démonter dans ses essais qu’on peut soutenir des thèses délicates avec style de clarté, deux qualités qui éclatent dans Le Diable en tête. Et dans cette traversée-express d’un demi-siècle, le nôtre, effectué par Benjamin qui ne ressemble pourtant pas à son auteur, il est patent que BHL a mis beaucoup de sa fougue échevelée et d’un scepticisme naturel nourri, d’année en année, par les désillusions politiques et intellectuelles. Un écrivain qui est là, mais un héros qui lui échappe et vit en accéléré sa propre vie, fût-elle autodestructrice : voilà un beau couple, de ceux avec lesquels on fait un vrai roman. Il y a chez Benjamin un peu du cynisme de Julien Sorel et un peu de la touchante naïveté de Fabrice del Dongo : c’est signe que, pour pénétrer la Galerie des glaces romanesque, Bernard-Henri Lévy a toqué, d’instinct, à la bonne porte. Il fait maintenant partie de la famille.


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