VICTOR MALKA : Dans Éloge des intellectuels, vous proclamez votre volonté de « sauver les chances de la pensée ». Vous considérez qu’elle a besoin d’être sauvée ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Elle a toujours besoin d’être sauvée. Le combat de la pensée et de la sous pensée est vieux comme la pensée elle-même. Un peu plus actuel peut-être. Un peu plus brûlant qu’à d’autres époques. Mais c’est, sur le fond, une exigence quasi éternelle.

Au fond, votre livre est une défense et illustration de l’intellectuel ?

C’est ça, oui. Une défense et illustration. Autrement dit, un livre positif. Tout le contraire de ce livre plaintif, ressentimental qu’on m’a prêté ici ou là. Ce n’est pas un livre contre Coluche. Ce n’est pas un livre contre Tapie. C’est un livre pour les intellectuels.

À quoi sert un intellectuel après que tant d’entre eux aient trahi ?

Attention ! Ils n’ont pas non plus tous trahi. Et s’il y a une chose à laquelle je m’attache dans mon livre, c’est à montrer que l’histoire des intellectuels français est aussi une histoire glorieuse. Ce sont eux qui ont sauvé l’honneur au moment de l’affaire Dreyfus. Eux qui ont inventé l’antifascisme à l’époque des années trente. Eux, encore, qui ont peut-être le mieux témoigné contre l’infamie au moment de la guerre d’Algérie. Eux toujours qui, plus récemment, face à une classe politique massivement « collabo » ont problématisé les thèmes de la résistance antitotalitaire. Je sais qu’il est de mode de cracher sur les intellos. Je sais qu’eux-mêmes, par une étrange volonté d’autoflagellation, ne s’en privent pas. Mais je ne marche pas, moi, là-dedans.

Pourquoi faites-vous remonter l’apparition de l’intellectuel à l’affaire Dreyfus ?

Parce que c’est à ce moment-là précis que le mot apparaît dans notre langue. Et à ce moment que, dans une large mesure, la chose apparaît dans le paysage. Il y a toujours eu des poètes. Il y a toujours eu des artistes. Mais l’idée que ces gens sortent de leur discipline pour : primo, intervenir dans les grands débats qui déchirent la cité ; secundo, le faire adoptant, face aux diverses passions nationales, sociales, raciales même qui s’affrontent, le point de vue des valeurs universelles ; tertio, jouir d’une autorité suffisante pour, sans être vraiment mandatés par quiconque, être écoutés et entendus – cette idée-là, donc, est une idée neuve. Elle date de Zola. Elle date des dreyfusards. Elle date du geste fou de ces hommes : face à la cohorte de salopards qui, comme Barrès, « déduisaient la culpabilité de Dreyfus » de la forme de son nez ou de la nécessité de défendre l’État, ils s’en tenaient, eux, à l’idée d’une justice abstraite, universelle qui ne souffrait ni circonstances ni accommodements.

J’ignorais que Mallarmé fut l’un des premiers intellectuels à s’engager pour Dreyfus…

Eh oui ! Ce qui prouve, soit dit en passant, qu’on peut être un poète secret, rare, exigeant – et un intellectuel engagé.

Vous dites que vous aimez la politique même si elle est la plus perfide des foires aux vanités mais elle est, ajoutez-vous, « piège pour l’écrivain » parce qu’elle est source de chantage. Cela ne vous a pas empêché de vous engager politiquement, donc de céder à ce chantage.

Oui, bien sûr, je suis personnellement engagé. Je l’ai été en Éthiopie. En Afghanistan. Au Bangladesh, lorsque j’avais vingt ans. Et je l’ai été, chaque fois, en m’exposant concrètement, physiquement. Ce que je dis, simplement, c’est qu’on ne peut pas faire ça tout le temps ; qu’on ne peut pas être tout le temps sur la brèche ; qu’il y a un temps de l’œuvre – qui n’est pas celui du bruit et de la fureur du siècle. J’essaie de concilier les deux choses. Même si je ne suis pas sûr que j’y arriverai toujours.

Pourquoi ?

Parce que c’est difficile, en effet… Et puis peut-être aussi, comment vous dire ? Parce qu’il m’arrive d’être un peu las du rôle qui m’est imparti. Pourquoi toujours les mêmes ? Pourquoi sommes-nous si peu nombreux à mener les mêmes combats ? Tenez, prenez un exemple. Mon dernier passage à Apostrophes. Mon horrible face à face avec Bardèche. J’en ai un souvenir pénible, bien sûr. Mais le plus pénible, le plus décevant pour moi, c’est peut-être d’avoir été le seul à m’insurger. J’ai dit, après mon éclat, que je ne « voulais pas m’énerver ». C’était vrai. Je n’aurais pas détesté voir un autre le faire à ma place – et, moi, plus sereinement, et en plaçant le débat à son vrai niveau, lui emboîter le pas.

Que voulez-vous dire lorsque vous dites que l’intellectuel parle au nom de l’universel.

C’est une de mes obsessions. Je l’ai développée dans L’Idéologie française. Et, surtout dans Le Testament de Dieu. En gros, je crois que l’intellectuel est celui qui, face à l’affirmation des différences, face à l’affirmation des particularismes, oppose la pérennité des valeurs qui ne sont soumises ni au temps, ni à l’espace, ni à l’aléa des circonstances. Cette position, notez-le bien, n’est pas neuve. C’était celle de Benda dans La Trahison des clercs. C’est celle de Lévinas dans ses textes les plus « politiques ». Je m’honore, simplement, d’avoir été le premier intellectuel de ma génération à avoir tiré Benda de l’oubli terriblement injuste où il était tombé ; le premier aussi, sauf erreur, à avoir tenté de sortir les thèses de Lévinas de la relative confidentialité où elles étaient tenues.

Je me souviens, en effet, d’un entretien que nous avions fait ensemble…

C’est ça, oui. C’est il y a bien longtemps déjà. Au moment du Testament de Dieu, en 1979. Ce n’était pas encore la grande époque de ce « retour au judaïsme » auquel on assiste aujourd’hui. Les intellectuels de ma génération en étaient toujours à achever de digérer leur sortie du marxisme. Mon Testament se plaçait, dès la première page, sous le patronage de Lévinas.

Le véritable universalisme passe, cela dit, par le faut d’assumer ses différences.

C’est ça, oui. Disons qu’il est comme un « espace » à l’intérieur duquel se déploient et s’inscrivent les différences.

Pour vous, l’intellectuel c’est « l’héritier du prophète biblique ». Il y a tout de même des différences : le prophète l’est à son corps défendant et par la volonté de Dieu. De plus, les prophètes bibliques n’ont pas tous été des intellectuels.

C’est vrai. Le prophétisme, d’ailleurs, est une « fonction ». Une fonction prophétique qui passe de l’un à l’autre, qui s’investit sur tel ou tel.

Pourquoi dites-vous qu’il n’y a pas d’intellectuel athée ?

C’est toujours pareil. Parce qu’il n’y a pas d’intellectuel sans croyance à l’Universel. Et parce que croire à l’Universel c’est croire en l’existence d’êtres très particuliers qui sont abstraits, non soumis au temps, à l’espace, etc., etc. – donc, littéralement parlant, transcendants.


Autres contenus sur ces thèmes